L’imbroglio libyen décrypté par Barah Mikaïl: “la guerre par procuration va continuer pendant un moment”

0

Barah MIKAÏL, est Professeur à l’université Saint Louis de Madrid et directeur de Stractegia Consulting. Spécialiste du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord, il décrypte, pour 24 H Algérie, l’imbroglio libyen. Il y analyse la complexité de la situation et le poids des forces en présence. Il évoque aussi les possibilités de confrontations armées, celle de la partition du pays et les chances d’aboutissement d’un dialogue inter libyen.

24H Algérie: La situation en Libye donne lieu à un échange dur entre la France et la Turquie, tous deux membres de l’OTAN dont l’action, en 2011, a ouvert la voie au chaos en Libye. La France qui a soutenu Haftar, avec les Émirats, l’Egypte et la Russie, peut-elle reprocher au GNA d’avoir eu recours à la Turquie ?

Barah Mikaïl: La réponse courte est : non. Mais les faits sont complexes.

Chacun des acteurs étrangers impliqués en Libye a des biais particuliers. La France, les Émirats arabes unis, l’Égypte, la Jordanie, l’Arabie saoudite, la Russie, ont un penchant plus ou moins assumé selon le cas en faveur de l’Armée nationale libyenne, commandée par le maréchal Khalifa Haftar. Le Qatar, la Turquie, même l’Italie sont en faveur du GNA basé à Tripoli. En poussant les choses plus loin, on peut même faire remarquer que les pays en faveur de Khalifa Haftar le favorisent lui en tant que militaire, mais sont plus discrets pour ce qui concerne les institutions civiles – gouvernement al-Thinni, parlement de Tobrouk – basées à l’est. Quant au GNA, il est né des accords de Skhirat, qui, même si caducs, n’avaient pas moins incarné la voie privilégiée par ladite « communauté internationale » – c’est d’ailleurs pour cela que l’on parle du GNA comme gouvernement internationalement reconnu.

Il est évidemment dur de jeter un regard distant sur la situation en Libye, le pays est vraiment extrêmement polarisé, et nombreux sont ceux qui cherchent à classifier les uns et les autres en bons et méchants. Mais le problème de fond, c’est qu’aucun de ces acteurs n’est parti sur des bases étatiques fortes : la chute de Mouammar Kadhafi a officiellement laissé place à un vide institutionnel qui prévalait, dans les faits, de son vivant, puisqu’il concentrait le pouvoir et s’était arrangé pour s’entourer d’institutions qui étaient des coquilles vides. Donc je dirais que sur le fond, la France a autant raison – ou autant tort – de critiquer la Turquie que la Turquie a des raisons de critiquer la France. Après, tout est question de savoir si l’on veut distribuer des mauvais points à une partie ou l’autre, ou si l’on veut considérer que chacun a ses responsabilités. Le reste n’est que politique et intérêts étatiques.

La déroute de Khalifa Haftar et son repli vers la Cyrénaïque face à l’avance des troupes du GNA soutenues par la Turquie suscite, outre des échanges durs entre Paris et Ankara, des menaces d’intervention directe de l’Egypte et de manière implicite de la Russie. Allons-nous vers une confrontation des puissances étrangères via des acteurs locaux en Libye sous le modèle de la Syrie ?

Tous les paris sont ouverts, et je ne peux malheureusement pas lire dans une boule de cristal. Mais mon sentiment, c’est que la guerre par procuration va continuer pendant un moment, sans pour autant que l’on voie l’Égypte ou d’autres pays envoyer officiellement leurs armées nationales en Libye. Un peu sur le modèle de ce qu’ont fait les Turcs : on entend certes que la Turquie a des contingents membres de son armée nationale sur le terrain libyen, mais l’on n’a pas cependant de preuve matérielle de ce fait. Par contre, la présence de paramilitaires et de techniciens et membres du renseignement est plus certaine. Ainsi, continuer la livraison d’armes, et promouvoir l’envoi de mercenaires et de paramilitaires va très certainement continuer, d’un côté comme de l’autre.

A noter cependant que la Turquie a très clairement fait la différence sur le plan tant stratégique que technologique, et c’est ce qui différencie sa posture en Libye de celle qu’elle a en Syrie, pays où elle a moins réussi à faire valoir ses atouts. Il faut dire aussi que la Turquie a su exploiter l’absence d’institutions dignes de ce nom en Libye, ainsi que le fait que le GNA ne dispose pas d’une armée forte et digne de ce nom, pour bâtir sur un paysage fait de milices motivées pour la plupart d’entre elles par des agendas propres.

L’hypothèse de la partition de la Libye en deux, voire davantage est-elle plus forte aujourd’hui qu’avant le repli de Haftar ?

On entend de plus en plus les observateurs étrangers parler de risque de partition pour la Libye ; par contre, les Libyens rejettent cette possibilité. Evidemment, une grande partie de cette approche est due au fait que nous aimons raisonner en termes de cohésions territoriales et institutionnelles, et à croire en l’esprit de cohésion de groupe : mais on pèche, je crois, par excès de lecture occidentale des faits. La réalité libyenne est hybride, l’esprit de corps existe, les réflexes tribaux, claniques, familiaux, régionaux, tout ce qui fait partie du champ de la « açabiya » y prévaut, mais cela ne veut pas dire que la partition serait au tournant de la rue. Les divisions régionales sont historiques, et elles ont constitué une identité libyenne dotée de certaines particularités : mais celle-ci n’a pas fait fi, à ce jour, de la notion d’unité nationale et d’intégrité territoriale, sans quoi la partition serait sans doute sur le point d’être actée. Donc oui, les risques sont là ; mais je demeure optimiste et je continue à penser que l’on pourra éviter la partition, même si cela aura pour probable voire nécessaire corollaire la mise en place d’un schéma fédéral et décentralisé – chose qui n’est d’ailleurs plus taboue en Libye, il n’y a qu’à voir à ce titre les dispositions institutionnelles sur la décentralisation adoptées en 2012, qui manquent cependant de consistance faute de moyens pour les municipalités.

L’ONU, dont l’action a été entravée par les ingérences extérieures, peut-elle relancer le dialogue politique entre les protagonistes pour éviter cette évolution ?

L’ONU compte sur un ensemble de structures et d’institutions pour promouvoir le dialogue entre composantes et représentants libyens : malheureusement, si ces discussions et réunions ont tendance à bien se passer en apparence, on entre dans un degré de complication supplémentaire à partir du moment où elles deviennent médiatisées, ou quand elles interviennent à un haut niveau institutionnel ou officiel. Les Libyens sont disposés à composer entre eux, et cela est particulièrement visible au niveau de la société civile, bien plus malléable qu’elle n’en a l’air malgré les inévitables coups de sang propres à la culture libyenne et à celle de la région en général : mais dès que l’on parle partage concret du pouvoir, les grands chefs bloquent. Je crois d’ailleurs à ce titre que l’intransigeance du maréchal Haftar, qui croit en la force plus qu’en la diplomatie, a causé beaucoup de tort au processus libyen tel qu’appuyé par l’ONU ou par d’autres initiatives.

Donc oui, l’ancien envoyé spécial de l’ONU, Ghassan Salamé, avait raison de dénoncer les ingérences extérieures comme source première pour les soucis de la Libye : mais si ces ingérences persistent, c’est aussi parce que les acteurs libyens y sont ouverts. Et l’ONU n’y peut pas grand-chose, mais par contre, certains de ses membres, en l’occurrence les membres permanents du Conseil de sécurité, pourraient aider à faire avancer les choses. A condition qu’ils y mettent du leur et fassent les pas nécessaires pour stopper une militarisation du conflit libyen à laquelle certains d’entre eux sont partie prenante, ce qui ne semble cependant pas à l’ordre du jour pour eux.

L’Algérie et la Tunisie, voisins directs de la Libye, s’inquiètent non seulement d’un embrasement mais également d’une partition du pays. Mais ont-ils le moyen de peser sur les forces en présence ou ont-ils perdus la main définitivement ?

Honnêtement, ni Tunisie, ni Algérie ne sont en capacité d’agir de manière poussée et déterminante sur la donne libyenne. L’Algérie parle depuis longtemps avec un champ large de protagonistes libyens, mais au nom de la distanciation et de la neutralité dans un contexte dans lequel chaque camp s’attend à être soutenu. La Tunisie suit évidemment de très près les évolutions libyennes, mais cependant le parlement tunisien utilise le dossier libyen à des fins de politique interne, les déclarations faites par le président tunisien Kais Saëid lors de sa visite en France en juin 2020 suggèrent en filigrane que sa volonté d’agir en Libye est limitée par la logique des rivalités et positionnements étatiques. L’inquiétude vis-à-vis de la partition de la Libye est légitime est compréhensible, mais ce qui menace d’ores et déjà les pays voisins de la Libye, ce sont les extensions de la sphère d’insécurité aux diverses ramifications qui y prévaut. Je ne dirais pas pour autant qu’Algérie et Tunisie ont perdu la main, tous deux sont perçus comme relativement neutres par beaucoup de Libyens et peuvent aider à la médiation ; mais je doute qu’ils puissent y arriver seuls dans l’état actuel des choses.

Article précédentMohamed Hazourli, nouveau président du FDATIC: “Il faut reconquérir notre large public”
Article suivantA Skikda , des toiles de maîtres cherchent musée

Laisser un commentaire