Ce que cela fait…

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Ce que cela fait...
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Ce que fait une chose, nous dit ce qu’elle est dans des coordonnées précises. Vouloir qu’elle nous en dise plus est un arbitraire qui peut faire dériver loin. Les conséquences de nos actions devraient nous importer plus que leurs causes dans le sens où les causes ne peuvent échapper aux conséquences. Les conséquences associent les causes séparées de leur contexte de formation et d’action.

Les effets comprennent donc ce que les causes ne comprennent pas. Les causes et les choses se donnent, existent, dans leurs transformations. De surcroit, des causes non intentionnelles se montrent dans les conséquences. Quand l’action est réussie, les causes ont abouti, elles se sont transformées en effets. Causes et effets se sont enchaînés. Quand elle ne l’est pas, les causes n’ont pas pu causer, ni poursuivre leur travail, ni être l’objet d’autres causes. Connaître les causes de l’action, n’a d’importance que ce pour ce qu’elles vont et pas seulement veulent causer, en quoi elles vont se transformer et transformer. Nous ne pouvons pas prendre la place d’un Dieu trônant sur toutes causes et toutes conséquences.

Connaître des causes cachées, les intentions d’un rival, n’a d’importance que si l’on peut connaître leurs effets. Connaître ses intentions et ses objectifs, prendre son action par ses deux bouts, est une manière pour le défaire qui ignore le contexte dans lequel son action va se dérouler, c’est ne pas pouvoir suivre le cheminement de son action.

L’intention d’une action, ce vers quoi elle tend, n’est pas une intention réalisée. Viser un but n’est pas l’atteindre. Connaître l’intention ne nous fait pas prendre en compte le contexte ni la façon de s’y immerger et de le transformer. Avoir une meilleure connaissance du contexte, suivre les transformations que peut causer l’action suivant les variations du contexte, est une manière plus sûre de séparer l’action de ses effets attendus. Si nous ne pouvons pas agir sur les intentions d’autrui, on peut le faire sur le contexte de son action, car c’est le contexte qui fait coïncider ou dé-coïncider les causes de leurs effets. Si nous voulons agir sur les intentions d’autrui, nous agissons sur le contexte de leur formation. Séparer les causes des conséquences, c’est séparer les tenants et les aboutissants d’une action, c’est scinder un processus qui n’est jamais entièrement donné au départ et à la fin. Ne prendre en compte que l’intention, c’est la séparer de ce qui l’a causé et de ce qu’elle peut causer, c’est ignorer les causes et les effets non intentionnels.

Pour évaluer une action ou une intention, il faut la remettre dans son processus, le processus d’où elle se forme, où elle transforme et se transforme. Le processus avec ses causes et ses effets non intentionnels. Nous ne savons pas exactement ce qui nous fait faire ni ce qui va se faire. Nous savons seulement que nous avons voulu faire dans certaines conditions que nous connaissons, mais dont nous ne pouvons pas être certains. Notre cadrage, notre connaissance sont nécessairement limités, on ne peut vraiment faire confiance à une démarche qui s’attacherait à définir les causes pour déterminer les conséquences autrement que de manière abstraite, c’est-à-dire indépendamment du contexte. Les théories, les abstractions ne peuvent être que des hypothèses, des outils, en cela elles sont fort utiles et nécessaires. Il n’y a de vérités que concrètes. Nous sommes en meilleure mesure et il est plus intéressant, de connaître les effets, car en amont ou en aval de l’action nous ne pouvons aller jusqu’à leurs bouts. Car nos cadrages et nos ressources limiteront toujours notre préhension. Cadrer, c’est limiter et limiter c’est exclure.

La pratique scientifique qui enchaîne causes et effets, le fait par le moyen de l’expérimentation en fermant son champ, comme cela se fait dans des laboratoires ou des expériences contrôlées[1]. Dans un champ ouvert, les causes connues font partie d’un processus dont toutes les causes ne sont pas données, processus qui tend à s’associer à d’autres processus pour réaliser une fin.

Encore une fois, nous ne pouvons pas occuper la position d’un Dieu pour prétendre trôner sur toutes les causes qui agissent en amont et en aval d’un processus. Entre les causes d’un processus qui tend à réaliser une fin, il y a d’autres processus en amont et en aval qui lui sont hétérogènes et dont nous n’avons qu’une mesure limitée même quand elle est pertinente. Nos prises sur le monde, nos modes d’abstraction, sont toujours partiels, ils sont plutôt bons ou mauvais, selon leurs effets. Il y aura toujours quelque chose qui nous échappera dans nos actions que nous nous efforcerons de rattraper pour bien faire. Il arrive que nous y réussissions, il arrive que nous y échouions.   

Les Chinois qui n’ont pas eu besoin d’un Dieu créateur pour penser le monde, n’ont pas cherché à le faire à partir de son origine, ils prennent le processus de transformation du monde par le milieu. Ils ont une meilleure appréciation des limites, ils ne cherchent pas à savoir au départ par quoi commence et se termine un processus, ils savent ne pas pouvoir l’embrasser tout entier, ils s’intéressent à ce qui se transforme, à ce qui se donne dans les transformations, d’une transformation à une autre, à ce qui se met à exister (ex-ister) dans différentes formes plutôt qu’à subsister (sub-sister) dans une essence. Pour eux, une chose est connue, existe, vit, par les transformations qui l’affectent et qu’elle cause dans un processus qui n’a ni début ni fin.

Les mathématiques construisent des cohérences qui permettent à l’action d’avoir des tenants et des aboutissants théoriques cohérents, elles ne peuvent être que des outils dans le processus de transformation et d’interaction d’une action par/avec d’autres actions. L’informatisation du monde tend à construire un monde abstrait de machines qui a tendance à se séparer du monde plutôt que de s’y immerger convenablement. Elle vit sur deux utopies : la disponibilité infinie d’une énergie bon marché, la possible objectivation de toutes les machines vivantes, biophysiques et biochimiques, etc., du monde. Ce monde mécanique qui s’est transformé en force géologique et qui ne tend qu’à son développement n’est pas en synergie avec les machines vivantes de la biosphère, il accroit l’entropie et détruit la vie. Il détruit ses conditions biophysiques et biochimiques d’existence[2].

Comment et qu’importe donc de connaître une chose indépendamment de ses effets ? Comment et pourquoi par exemple connaître l’amour ou le bonheur sans connaître ce qu’ils font et feront ? Et à qui ils le font ? Comment juger une chose sans évaluer ce qu’elle fait et à quoi/qui elle le fait ? Autrement dit, comment juger une chose indépendamment des conditions de sa production et de sa transformation ? On peut bien à partir de certaines expériences définir ce que serait l’amour et le bonheur, mais que nous apporterait cette manière théorique de connaître, si nous ne pouvons pas en faire l’expérience, en avoir la connaissance pratique ? Et quelle définition générale pourrions-nous lui donner ? Et pour quoi faire ? Le bonheur d’un homme riche est-il le même que celui d’un autre pauvre, d’une personne avare et d’une autre généreuse ? L’amour reste-t-il le même en tous lieux et en tout temps ? Ce qu’il fait partout identique ?

Certes, les définitions peuvent servir de guide à l’action, mais l’action est toujours située, ses effets toujours juges. Car entre ce que nous nous donnons à expérimenter et ce qui va se faire, il y a un monde qui ne se donne pas entièrement. Il nous faut être attentifs à ce qu’il nous apporte comme réponses. Nous ne pouvons pas l’embrasser dans sa totalité ni lui imposer nos volontés, il ne marche pas comme nous voulons, nous ne pouvons que dialoguer avec lui. Nous sommes pris de part en part par le monde, il est dans nos propensions (ce qui nous cause) et dans nos transformations (ce qui est causé), il est dans nos actions et leurs effets. La Science nous faisait croire qu’Elle était, comme une divinité, de partout et de nulle part, qu’Elle nous plaçait au-dessus du monde, mais ses effets, la pratique scientifique, nous font redescendre toujours quelque part. Il n’y a pas de science sans ses laboratoires.

Les effets de nos actions nous échappent

En dépit des avertissements de plus en plus urgents lancés par les scientifiques sur l’avenir de la planète, nous persistons dans le déni des effets non intentionnels de nos actions. C’est que nos croyances s’accommodent mal avec ces projections. Elles ne les intègrent pas, elles les rejettent jusqu’à ne pouvoir plus les repousser. Elles s’effondreront lorsque les effets de nos actions devenus tangibles et incontournables toucheront durement nos intérêts directs et nous ferons admettre l’irréversibilité de la transformation. Les effets nous contraindront alors à prendre en compte certaines causes. Tant que l’on n’aura pas expérimenté le caractère négatif des transformations environnementales provoquées, nous refuserons d’associer ces effets à ces causes. Et quand les croyances ne se vérifieront plus, elles nous laisseront démunis. Ne nous permettant plus de nous projeter dans un avenir, le caractère tragique des transformations les fera s’effondrer. C’est que l’on ne peut pas vivre sans un système de croyances et à l’ancien, un nouveau ne prend pas la place tout d’un coup. Dans un monde incertain, aux croyances devenues incertaines, l’action est tétanisée, l’impuissance est la règle.

Pour le moment, en ce qui concerne les sociétés postcoloniales, le mimétisme leur a épargné l’expérimentation et la production d’un système de croyances efficace, elles se sont coulées dans le sillage des sociétés avancées. Ne pouvant aller à contrecourant du monde ni ne disposant de leur propre boussole pour naviguer – ayant remis en question leurs propres croyances, elles ont emprunté au monde ses attentes : le « développement ». Quand elles ne pourront plus tirer confort de leur imitation, leur impuissance sera patente. Alors l’élite ira surfer ailleurs et l’État sans autorité, pour sa survie et le minimum de sécurité publique, deviendra autoritaire. Aussi ne faut-il pas confondre autorité et autoritarisme. L’autoritarisme apparaît lorsque l’État doit se défendre contre la société, quand il a perdu son autorité, quand les attentes de l’une et les promesses de l’autre sont devenues intenables. On croit faussement que les élites et le pouvoir peuvent faire ce qu’ils veulent, ils ne font que ce qui leur est possible et cela est largement déterminé par les rapports de la société au monde et du monde à la société. La puissance et la faiblesse sont d’abord celles du monde et de la société.  

Dans son livre les cinq stades de l’effondrement, Dmitry Orlov distingue successivement l’effondrement financier, celui commercial, celui politique, celui social et celui culturel. La taxonomie proposée lie chacune des cinq étapes à la rupture d’un niveau spécifique de confiance, ou de foi, dans le statu quo : la confiance dans la finance, dans le marché, dans l’État, dans le groupe social et dans l’humanité des hommes[3]. Cette taxonomie qui est inspirée de la situation des États-Unis – celle de l’Union soviétique servant de comparaison, est utile, si on renonce à la plaquer sur des contextes différents, en prenant en compte la réalité des différents niveaux dans chaque société.

Les sociétés postcoloniales n’ont pas confiance dans leurs institutions, telles les institutions centrales que sont les banques, l’Etat et le marché qu’ils ont emprunté aux sociétés industrielles. La confiance en général n’est pas gagnée. Dans les sociétés postcoloniales, l’effondrement social et culturel a été une condition de l’instauration de telles institutions, une conséquence de la lutte de la société moderne contre la société traditionnelle.

L’individu émergent n’est pas celui attendu. Économies rentières en général, la construction des institutions basées sur l’extraction des matières premières, n’a pas fondé la solidarité sociale, n’a pas construit une nouvelle confiance sociale. Il y a comme un plaquage de ces institutions sur une société en décomposition sujette au mimétisme consumériste. Elles présentent de ce fait un certain effondrement social et culturel. L’intégration des cinq niveaux fait défaut, la construction par le haut des institutions n’a pas connu le succès qu’elle a connu dans les sociétés avancées, il y a comme une disjonction entre les trois premiers plans et les deux derniers. Au plan social et culturel elles en sont encore au stade de défaire les anciennes solidarités et croyances avec lesquelles elles restent en butte. On peut constater dans les sociétés rentières pauvres, affectées par un effondrement des trois premiers niveaux, que la compétition autour des ressources disponibles réactive violemment ces anciennes solidarités.

Avec l’extension de la décroissance, les effondrements financiers, commerciaux et étatiques qui surviendront confronteront les autres sociétés rentières. Comment y feront-elles face lorsque ces institutions d’emprunt entreront en crise dans leurs sociétés d’origine ? Du fait que ces effondrements sociaux et culturels ne sont pas le fait de la décroissance, mais de la croissance, quel regard porteront-elles sur leurs anciennes institutions ?  Continueront-elles à vouloir s’imposer avec les mêmes moyens ces mêmes institutions avec lesquelles elles ont failli, ceux de l’autoritarisme et de la dictature ? Il est vrai que l’on n’associe pas encore dictature et institutions importées qu’il faut imposer. Ceux qui imposent ne veulent pas être responsables. Mais que faut-il entendre par institutions démocratiques ? Celles de sociétés exemplaires que des siècles d’histoire nous séparent et que nous croyons pouvoir rejoindre par des raccourcis au moyen de dictatures ? Ou bien celles que caractérisent des pratiques démocratiques ? Et il faut bien constater aujourd’hui que les institutions dites démocratiques même dans leurs sociétés d’origine sont en train de se vider de ce qui faisait leur qualité : les pratiques démocratiques. La rupture révolutionnaire avec le passé, comme politique de la table rase, dépossède les sociétés de leur mémoire et de l’expérimentation sociale. Elle leur interdit d’accumuler de l’expérience.

Pour le moment le retour du passé refoulé n’est pas accepté, la crédibilité des institutions dites démocratiques à l’échelle mondiale reste importante. Mais si une telle crédibilité venait à se perdre sous l’effet des effondrements financiers des sociétés centrales, les sociétés postcoloniales devront faire face à leur passé précolonial.

Rattrapées par leur passé, elles devront faire avec, en continuité avec lui et non en rupture, pour produire de la confiance sociale et de nouveaux corps sociaux. On pourrait assister à une mutation des tribus, maintenant non plus agropastorales, mais urbanisées qui donnerait lieu à une société qui s’apparenterait à une confédération de « tribus ».

La mutation de la tribu obéirait à un changement d’échelle et d’activités. J’oppose la tribu à la classe sociale sans l’identifier à une tribu agropastorale et je la caractérise par son relatif esprit d’indifférenciation sociale. J’oppose la mutation de la société de classes à la mutation de la société tribale. La société capitaliste sort des entrailles de la société féodale que la monarchie a fait accoucher. La société de classes a pris le dessus sur la société tribale, mais l’avenir ne lui appartient plus. Avec les nouvelles conditions de production, c’est au tour de la société tribale de prendre le dessus.

La tribu a pour moi un sens moderne, elle signifie le refus de la société de classes, que rendent possible les nouvelles conditions de production (les réseaux plutôt que les hiérarchies) et la nécessaire redistribution du capital. Il faut voir que dans le cas des sociétés postcoloniales, nous avons à faire moins à l’effondrement d’un système de croyances antérieur qui était efficace et qui ne l’est plus (le système emprunté superficiellement aux sociétés avancées), qu’à la poursuite d’une quête inachevée, celle d’un système de croyances et d’institutions efficaces. Elles peuvent les trouver dans la tribu et de nouvelles conditions de production. Ce serait ainsi au tour des sociétés du Nord d’imiter les sociétés du Sud.

Les causes et les effets de la guerre

Passons maintenant à une question d’actualité. Ce que fait et fait faire la guerre ? La cause défendue est la Liberté. Cette cause plonge profondément ses racines dans les croyances de la société occidentale. La Liberté peut-elle réaliser la liberté de tous après les dommages commis ? Réalise-t-elle des désirs de puissance particulière, ceux de l’hyperpuissance américaine ? La liberté de disposer des ressources de l’humanité et de la Terre ? Le ralliement de l’Ukraine à l’OTAN, son intégration à l’Europe ou sa destruction en tant que société et la cession de ses ressources naturelles en échange de sa reconstruction ? Que réalise-t-elle précisément ? Faut-il s’attacher aux intentions déclarées des acteurs ou aux conséquences de leurs actions ? Car la guerre dit-elle ce qu’elle fait ? J’oserais à titre d’exemple l’hypothèse suivante : les USA font faire la guerre à la Russie pour affaiblir l’Allemagne et mieux diviser l’Europe en trois pôles. Remarquons qu’une telle hypothèse ne peut faire l’objet d’un débat public européen, il heurterait l’atlantisme et exposerait les divisions européennes. Il pourra transparaître cependant dans d’autres débats plus limités.

Par ailleurs, de voir que de tels désirs font se liguer l’Occident seul au-delà de ses divisions, fait planer un certain doute. Le voilà sur la défensive. Le monde n’appartient plus à l’Occident. Il lui échappe désormais. Il reste cependant le plus puissant. Poursuivra-t-il sa progression pour préserver son mode de vie et sa puissance en continuant de détruire ce qui lui échappe ? Selon certains auteurs, la civilisation des États-Unis est la seule à s’être construit sur une absence de limites[4], autrement dit sur la conviction qu’ils rattraperont et corrigeront toujours les effets indésirables de leurs actions.

Jusqu’à quand une telle croyance se vérifiera-t-elle ? Ou bien finira-t-on par parquer puis anéantir des populations inutiles pour s’approprier les ressources rares et utiles qui lui fourniront main-d’œuvre, terres agricoles, puits de pétrole et minerais ? Avec la décroissance, chacun s’efforcera de s’attirer de telles ressources, pour limiter les effets de leur raréfaction. La guerre a permis, entre autres, de substituer le gaz de schiste américain au gaz russe et donc d’accroitre les revenus américains aux dépens de l’Allemagne en particulier. Les médias occidentaux affirment que l’ennemi est la Russie tyrannique, les vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale taisent le fait que les Américains craignent plus l’Allemagne que la Russie. La « défaite » risque de toucher autant l’Allemagne et son industrie que la Russie. Les États-Unis mobilisent déjà ses anciens ennemis. Que peut faire l’Allemagne pour sécuriser ses approvisionnements en énergie et matières premières ?

Voilà ce que l’on dit et pourrait dire de la guerre en Ukraine. Mais elle fait faire des choses qui sont tues et passent sous le radar des médias. Je soutiendrai ici la thèse selon laquelle, la guerre peut être aussi le moyen intentionnel inavoué de faire passer la décroissance à des populations qui ne veulent pas y consentir parce qu’elles craignent d’être les premières à en faire les frais.

Une guerre civile est souvent retournée en guerre extérieure par les classes dominantes quand elles en ont la possibilité. Cela n’est pas nouveau. La guerre oblige le monde à s’engager plus rapidement dans une transition énergétique inévitable, mais dans quel ordre et sous quelle direction ?  Elle va enfoncer des sociétés dans la crise pour que d’autres sortent la tête de l’eau. Et je crois, étant donné la violence avec laquelle les humains s’attachent à leur confort et les oligarchies financières à leur position, qu’elle constitue un passage inévitable. Seront seulement déterminés sa nature, guerre civile ou guerre extérieure, ses grands perdants et ses petits. Aujourd’hui la guerre s’est portée aux frontières de l’Europe et on a plus de raisons de chanter la bravoure des Ukrainiens qui les défendent que celle qu’on a chantée pour les combattants de la Liberté afghans.

Qui dit réduction de la consommation d’énergie fossile, dit réduction du parc de machines et donc de l’emploi y afférent. On ne travaille plus sans machines, l’énergie fossile est passée par là. Comment les sociétés vont recomposer leur monde avec moins d’énergie et plus de besoins ? Il y a celles qui vont subir et se défaire sans pouvoir se recomposer et celles qui vont le pouvoir en l’ayant voulu ou pas. Mais renoncer à la croissance va être difficile, comme le modèle des étapes du deuil de la psychologue Élisabeth Kübler-Ross peut le suggérer, l’adieu à la croissance ne se fera pas facilement. Il passera par plusieurs étapes. Les sociétés commencent par dénier le phénomène de décroissance qui touche déjà certains secteurs, lui succède ensuite un sentiment de colère qu’il faudra diriger et qui peut conduire à la guerre, puis une démarche de marchandage pour réduire les frais, qui ne pouvant aboutir, sera suivie d’une période de dépression. Il faudra alors se résoudre à l’acceptation de la décroissance pour sortir de la dépression[5]. Le spectacle de certaines sociétés pouvant éclairer d’autres.

Avec la guerre en Ukraine, les sentiments des populations européennes sont pris entre deux désirs contradictoires : la défense de la Liberté et la défense de leur pouvoir d’achat. Qui ne font en vérité partie que d’un seul, mais qu’en vérité on a dissocié, l’un étant abstrait et l’autre concret. On peut dire qu’elles sont quelque peu neutralisées, mais pas tout à fait, car on voit bien que des revendications catégorielles essayent de profiter des difficultés des autres catégories. On peut alors affirmer que ces sociétés divisées s’engageront sur la pente de l’effondrement financier et de ses suites. Comme le soutient le modèle et le raisonnement d’Orlov[6], la rupture de la confiance sociale affectera d’abord le système financier. La métaphore du poisson qui pourrit d’abord par la tête convient ici.

Les sociétés qui envisageront de manière collective la décroissance préserveront leur cohésion et pourront faire à l’agressivité extérieure qui ne manquera pas. Le problème sera alors de savoir à quelle vitesse l’effondrement surviendra chez certaines sociétés globales et comment le monde pourra lui survivre. Dans le monde, comment certaines sociétés résilientes pourraient en tirer profit ; dans les sociétés victimes de l’effondrement financier, quelles catégories, quels secteurs pourront être épargnés. Pour les premières, celles qui auront anticipé l’effondrement et s’y seront préparées… elles ne laisseront pas aux USA le monopole de parler au nom de la Liberté. Pour les secondes, elles s’effondreront pour avoir dénié trop longtemps le phénomène de décroissance. Plus les sociétés ne voudront pas renoncer à leur pouvoir d’achat, plus vite devront se préparer les secteurs et les catégories qui voudront survivre à l’effondrement, non pas en s’opposant au cours des choses, mais en y participant et en s’efforçant de le détourner, de constituer leurs réserves. Les détenteurs d’actifs financiers dont on peut supposer qu’ils ne resteront pas dans la passivité, s’efforceront de convertir leurs actifs en actifs physiques échangeables pour préserver leur pouvoir, car à l’effondrement financier aura succédé un effondrement commercial. Plus le monde riche ne voudra pas renoncer à son pouvoir d’achat, plus vite devront se préparer les sociétés qui voudront survivre à l’effondrement. Chacun pourra parler au nom de la Liberté comme il l’entend et veut le faire entendre.

Dans le passage d’un système de croyances et d’institutions à un autre, la guerre a souvent eu un rôle important. La guerre fait faire à beaucoup de gens (pas à tous et à ceux qui la refusent en particulier) ce qu’ils ne voulaient pas faire, elle réoriente les flux physiques et financiers et porte atteinte au mode de vie antérieur et l’empêche souvent de se rétablir[7]. Quand les gens tiennent à des habitudes qui ne peuvent pas tenir, la guerre les oblige à vivre en temps de pénurie, en temps de planification par les quantités et non par les prix si l’Etat peut y pouvoir. Elle oblige à rompre avec les habitudes en temps de paix. Quand les gens ne peuvent obtenir du marché ce qu’ils en obtenaient avant, cela les pousse à obtenir par d’autres moyens ce que l’on ne peut plus obtenir par le commerce, cela dresse les gens les uns contre les autres les armes à la main, enlève à l’un et donne à l’autre. La guerre peut aussi se transformer de guerre civile en guerre de « religions », pour engager une société entière et préserver sa cohésion. La guerre de la Liberté, de la Démocratie contre les tyrannies et les autocraties, peut ainsi permettre de soumettre des populations rebelles à des oligarchies financières si celles-ci réussissent à parler en son nom. Elles en ont pour le moment les moyens. Je pense aux médias qui leur sont complètement soumis, mais dont le public commence à s’évaporer. On pourra sacrifier le pouvoir d’achat des citoyens pour la défense du complexe militaro-industriel. Sous l’impératif : dominer le monde d’abord et se servir ensuite. On restera dans la tradition occidentale : les socialistes ont toujours répondu présents. Ce qui risque de coûter encore cher aux sociétés postcoloniales.

La guerre peut aussi pousser les populations de certaines sociétés à faire leur le proverbe « à quelque chose malheur est bon », à leur faire accepter plus fermement la décroissance pour ne pas en être les victimes faciles et préserver leur cohésion. Face à la guerre on se disperse et/ou se regroupe. Et la guerre n’est pas seulement ou simplement militaire. Comme le fut la guerre froide. On se rend compte que la guerre a toujours été hybride, même si on s’est efforcé à la civiliser ici et là, à la réserver à la guerre militaire. Elle n’est pas la seule affaire d’armées régulières.

Ce défi se pose aujourd’hui particulièrement pour l’Allemagne : son industrie, rouage essentiel de la civilisation mécanique, va souffrir comme nulle autre pareille du manque d’énergie, elle pourrait se réfugier dans l’industrie de la défense. Mais est-ce là une catastrophe ou une nécessaire évolution ? Si la fin de la civilisation mécanique entretenue par les énergies fossiles pointe, si l’Allemagne prend conscience qu’elle doit changer, l’Allemagne ne précèdera-t-elle pas les autres nations dans la transformation, la guerre ne renforcera-t-elle pas sa cohésion ? Les nations victorieuses sont celles dont la cohésion est à toute épreuve. Elle a déjà perdu deux guerres et a pu se redresser. Perdra-t-elle la troisième qui se profile ? Apparemment, elle risque le moins de voir les stades du déni, de la colère, du marchandage et de la dépression se prolonger longtemps. Il me semble que les sociétés scandinaves profitent déjà de la guerre pour renforcer leur cohésion. Les sociétés de classes dominantes ont trop tendance à oublier que c’est leur cohésion qui fait la force.

Les sociétés postcoloniales, quant à elles, ont l’avantage d’avoir des populations jeunes et mieux formées, mais pour le moment les effets de la décroissance prennent l’allure de la dispersion, de la migration et des guerres civiles. Selon certaines projections, elles devront faire face à une réduction drastique de leurs populations. Ce moment de dispersion qui précède celui de confrontation me paraît aussi inévitable pour l’expérience sociale que celui qui suivra, si le Nord ne renonce pas à son hégémonie. Et rappelons-le, la guerre, d’une nature hybride, est l’affaire des sociétés autant que des États. La paix aussi[8]. D’elles dépendent les dégâts internes et externes qui lui seront infligés. Continuer à dénier la décroissance c’est refuser de se préparer à une confrontation violente qu’un tel déni aura occasionnée, c’est accepter d’en faire les frais que certains ne manqueront pas de faire supporter à d’autres pour en être épargnés.


[1] Une expérience contrôlée est un test scientifique fait dans des conditions contrôlées, c’est-à-dire qu’un seul (ou quelques-uns) des facteurs est changé à la fois, pendant que les autres restent constants. Il y a deux groupes dans l’expérience qui sont identiques sauf que l’un reçoit un traitement alors que l’autre non. Le groupe qui reçoit le traitement est appelé groupe expérimental, tandis que le groupe qui ne reçoit pas de traitement est appelé groupe contrôle. Le groupe contrôle donne une base de référence qui permet de voir si le traitement a eu un effet ou pas. La méthode expérimentale a été étendue de la biologie à l’économie.

[2] Voir la notion d’Anthropocène.

[3] 2016. Le retour aux sources. https://www.les-crises.fr/les-cinq-stades-de-l-effondrement/

[4] Citons par exemple JEAN-MARC JANCOVICI in « Nous sommes en décroissance énergétique » in Hors-série n° 6 Socialter – L’avenir sera low-tech, p.13-14

[5] https://www.happyend.life/les-5-etapes-du-deuil-selon-kubler-ross/

[6] La dynamique importante, quand il s’agit d’effondrement financier… c’est l’effondrement des pyramides de crédit,… et la réponse est le renflouement financier. … les renflouements doivent être financés par les étrangers. Et si ces étrangers décident de ne plus nous (les USA) confier leurs économies, alors notre seul recours est de monétiser la dette : imprimer de la monnaie.

Nous rembourserons notre dette nationale en papier monnaie sans valeur, poussant à la banqueroute nos créanciers internationaux dans le processus. Une fois que les États-Unis devront commencer à gagner de la monnaie étrangère pour payer les importations, on peut être sûr que les importations deviendront tout à fait rares.

[7] Voir à ce propos le livre édifiant de Walter Scheidel, une histoire des inégalités. De l’âge de pierre au XXIe siècle. Actes sud. 2021. L’historien montre que la rectification des inégalités, lorsqu’elle a lieu – et la chose est rare –, prend le plus généralement la forme brutale d’un déchaînement de violence sous les formes de révolution sanglante, guerre totale, collapsus de l’État ou pandémie mortifère.

[8] On peut citer ici à l’appui l’approche du politiste franco-perse Bertrand Badie dans ses divers travaux. La guerre victorieuse ne sera probablement plus militaire.

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