Théâtre: Dans « El Tafihoun », Ahmed Rezzak critique « la philosophie de l’insignifiance

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La pièce « El Tafihoun » (les insignifiants) d’Ahmed Rezzak critique l’usage fréquent des réseaux sociaux et la culture du dérisoire et de l’inconsistance.
Pour cette pièce, Ahmed Rezzak a décroché le prix de la meilleure mise en scène, ex-aequo avec Chahinez Neghouache, lors du 15ème Festival national du théâtre professionnel d’Alger (FNTP) qui s’est déroulé du 23 décembre 2022 au 1 janvier 2023.


Produite par le Théâtre régional Azzeddine Medjoubi d’Annaba et écrite par Ahmed Rezzak, la pièce rassemble une douzaine de comédiens évoluant sur scène avec une scénographie fonctionnelle signée par le jeune Walid Hamzaoui. Dans un village, un douar ou une ville, peu importe le lieu, les habitants découvrent avec stupeur le retour d’un sapeur-pompier mort dans un incendie de forêt. Personne ne veut croire au retour de Mehdi (Ramzi Achour) surtout qu’une stèle a été dressée à sa mémoire en tant que « martyr » à l’entrée du cimetière pour entretenir la conscience collective. L’imam (Kamel Zerara) est le premier à refuser d’admettre que Mehdi était bien vivant.

Mehdi est mort !

Le religieux a pris pour épouse « la veuve » de Mehdi et attend un enfant. Malgré l’insistance de sa fille, qui a bien reconnu son père, et l’épouse, tout le monde rejette l’idée d’un retour de Mehdi qui, pourtant, fait tout pour qu’on reconnaisse qu’il n’était pas mort.
Il se déplace alors d’un endroit à autre pour qu’on l’écoute. Il porte à la main une valise blanche qui peut signifier autant le départ que le retour.  Son collègue, qui était présent au moment du drame (Chaker Boulmedais),  va dans le sens du groupe et rejette l’idée du retour. Un consensus non écrit est déjà fait : Mehdi est mort ! Une mort qui arrange tout le monde.  


Le maire (Mahfoud El Hani), le chef des pompiers (Bachir Slatnia) et les autres sont anonymes à refuser le retour de Mehdi et se contentent d’une vérité qu’ils veulent définitive, indiscutable. Au fur et à mesure, l’épouse du sapeur-pompier découvre un petit complot dans un village ou une ville où il ne se passait presque rien avant le retour de Mehdi. « Le village est devenu important qu’après avoir subi la catastrophe, l’incendie. On ne se rend pas compte de l’existence des autres, des gens, qu’une fois le drame survenu et la douleur répandue », a souligné Ahmed Rezzak, lors d’un débat qui a suivi la représentation.


L’imam, le maire et le chef des pompiers portent des casques ou des chapeaux, blanc, rouge et argenté. « Les régimes arabes sont divisés entre politiques, religieux et militaires. Les trois représentent le pouvoir », a relevé le metteur en scène.


« Qui a eu l’idée, le premier ? »

Interrogé sur la ressemblance de son spectacle avec la pièce du turc  Aziz Nesin, « Toi, tu n’es pas Gara », Ahmed Rezzak a précisé que « El Tafihoun » peut rappeler plusieurs représentations comme « Connaissez-vous la voie lactée ? » de l’allemand Karl Wittlinger. Dans cette pièce, jouée dans les années 1950, après la fin de la deuxième grande guerre, un combattant revient dans son village et découvre qu’il est déjà mort. Une pièce qui dénonce l’amnésie générale et l’hypocrisie sociale.


« On peut parler d’adaptation, d’intertextualité, d’idée puisque plusieurs pièces ont raconté cette histoire avec les mêmes personnages et les mêmes événements mais en des temps et des endroits différents au Japon, en Allemagne, en France, au Vietnam…Mais je me pose la question : qui a eu l’idée, le premier ? « , s’est interrogé le metteur en scène en disant avoir été inspiré par le roman « Le fleuve détourné » de l’algérien Rachid Mimouni. Même le Coran évoque, selon lui, cette histoire dans  سورة الكهف, « Ahl el kahf » (les dormants de la grotte), des hommes revenus à la vie des siècles après pour fuire la persécution en raison de leur croyance en dieu.


« El Tafihoun », qui porte aussi le titre « El tai’houn » (les vagabonds), a parfois les formes d’un vaudeville avec des tableaux partagés entre le grotesque et le drame social. De certains tableaux se dégagent une expression cynique acide par rapport à des comportements sociaux. Et comme pour grossir le trait, Ahmed Rezzak a « invité » un rhinocéros sur scène. Animal massif, puissant et parfois agressif, le rhinocéros est une métaphore de la pensée totalitaire qui efface les avis contraires et fait « fondre » l’individu dans la masse.


« Nous parlons à…des inconnus » 

« Aujourd’hui, il y a beaucoup de faux profils comme le rhinocéros, le lion, le tigre, l’aigle ou d’autres animaux. Nous parlons parfois dans les réseaux sociaux à des objets, même pas à des animaux, à des inconnus. Il y a des personnes qui ont pris des selfies avec des morts sur Facebook…Il y a des gens qui cherchent la célébrité ou la tendresse sur ces réseaux. Évidemment, ces réseaux ont des aspects positifs », a souligné le metteur en scène.


Ahmed Rezzak a pris soin de « colorer » la pièce avec des chorégraphies, conçus par Amine Kiniouar et Sana Chami, et des chants exécutés par Anissa Hadjersi, avec une musique contemporaine composée par Abdelkader Soufi, le tout pour faire un spectacle « grand public » et de passer d’un tableau à autre avec souplesse, sans perturber le récit.


Le metteur en scène reconduit presque les mêmes recettes que pour « Torchaka », « Kechrouda » ou « Posticha ». « Le spectacle est construit sur l’interprétation des comédiens. Il y a parfois de l’improvisation mais qui doit être dans le contexte du spectacle », a-t-il noté.
La pièce, qui débute avec deux personnages, la tête plongée dans l’obscurité, dans leurs smartphones, est une dénonciation claire de l’usage abusif qui est fait des réseaux sociaux, d’un monde interconnecté mais souvent « détaché » de la réalité. Une pratique qui renforce l’égoïsme, densifie l’isolement et pulvérise les rapports sociaux, les rapports humains.


« La rumeur répandue dans les réseaux sociaux a tué beaucoup d’artistes. On constate la mort de la morale au sein de la société. Nous avons perdu certaines habitudes humaines, une certaine identité. Les politiques mondiales aujourd’hui répandent la philosophie de l’insignifiance à travers les réseaux sociaux comme Tiktok, Facebook et Instagram. C’est un effondrement des valeurs morales, artistiques, politiques, sociales et humaines. Il y a aussi la philosophie de la peur. Aujourd’hui, les gens ont peur de demander leurs droits », a souligné Ahmed Rezzak. Et de poursuivre :  » On ne se rend pas compte, mais nous sommes en train de vivre un grand cabaret politique ». 

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