Tunisie, an 10 de la révolution, les raisons de colère des jeunes : décryptage avec Thameur Mekki (journal Nawaat)

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Les Tunisiens ne décolèrent pas au 10 e anniversaire de leur révolution
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Affairisme de la classe politique, colère des démunis, incapacité de l’Etat à développer une politique sociale, autant de raisons qui expliquent pourquoi des jeunes Tunisiens des quartiers populaires disent leur colère dans la rue, depuis le 14 janvier, l’an 10 de la révolution. Thameur Mekki, le rédacteur en chef du journal électronique Nawaat décrypte, pour 24H Algérie, les raisons de la colère.

24H Algérie : Qu’est ce qui a fait sortir les Tunisiens en ce 10e anniversaire de la révolution ?

Thameur Mekki: Il y a un contexte général qui a favorisé la sortie de ces jeunes dans la rue le 14 janvier en lien avec les conditions économiques, sociales et politiques. Ces jeunes ne se sentent pas représentés au vrai sens du terme alors qu’il y a une assemblée élue. La démocratie n’est pas que des institutions. Economiquement, tous les indicateurs sont très mauvais. Tout cela est aggravé par la crise du Coronavirus et les restrictions qui lui sont liées.

Pour les raisons directes, il faut revenir la soirée historique du 09 janvier 2020. 300 supporters du Club Africain ont été arrêtés après avoir organisé une manifestation autour de leur club. Arrêter en une soirée 300 jeunes, dont des mineurs, principalement des quartiers populaires, ne pouvait que susciter une réaction. Il y aussi ces appels de tous les mécontents, supporters ou autres, à manifester pour le 14 janvier.

Deux jours avant cette date-anniversaire, on décrète un confinement total de 4 jours. Une décision évidemment ridicule. Politiquement, il est légitime de penser que ce confinement improvisé avait pour but de faire taire ces contestations et qu’il n’est pas une mesure de lutte contre le Coronavirus. La réponse est venue le soir pendant le couvre-feu.

Le mouvement a pris progressivement de l’ampleur, avec des incidents qui ont parfois jeté de l’huile sur le feu. Comme l’agression à Siliana d’un berger par un policier car ses bêtes avaient tout simplement quitté leur verger pour aller brouter devant le bâtiment du Gouvernorat. Le policier lui a parlé de manière incorrecte et l’a agressé, la scène a été filmée. La présence du maire sur les lieux a bien été remarquée. Il y a eu donc de la contestation à Siliana. Ce sont autant de faits survenus à l’approche du 14 janvier qui ont donné l’occasion pour des jeunes et des moins jeunes d’exprimer leur colère et leur mécontentement par rapport à la situation générale.

Ces émeutes-ont-elle une couleur politique ?

Je ne pense pas que ces émeutes aient une couleur politique. Il y a un problème de représentation politique comme je l’ai déjà relevé. C’est une colère de jeunes qui ne se sentent représentés par personne et qui expriment leur mécontentement.

Après, pour le développement de la contestation, il y a eu des groupes d’extrême gauche et des anarchistes : des groupuscules jeunes ou des groupes transversaux qui rassemblent des jeunes en colère pour des causes bien précises, par exemple contre la violence policière, mais qui n’ont pas forcément la même couleur politique.

Les batailles idéologiques de la classe politique n’ont-elles pas délaissé les classes défavorisées ?

Je pense qu’il n’y a pas de place aux batailles idéologiques. C’est même un signe de décadence de notre paysage politique. En d’autres termes, les conflits tournent autour de quelques sièges par-ci et par-là et une influence au gouvernement. Tous les partis luttent pour leur survie ou pour des questions affairistes. Lutter pour leur survie soit dans la coalition gouvernementale soit dans l’opposition. Quand il s’agit de la coalition au pouvoir, ce sont des rapports affairistes, il n’y a rien d’idéologique là-dedans. D’ailleurs Qalb Tounes qui se revendiquait, à tort, comme parti progressiste, est un parti conservateur. Il est allié à Ennahda. Mais ce qui est à remarquer ce sont les poursuites judiciaires engagées contre des responsables de la coalition gouvernementale, notamment Nabil Karoui qui détient le deuxième bloc parlementaire et qui est actuellement en prison pour blanchiment d’argent.

Au final, les partis ne se disputent même pas autour des questions idéologiques. Ils sont dans des positionnements pour survivre, soit dans l’opposition, soit pour maintenir leurs places dans la coalition gouvernementale afin d’atteindre d’autres objectifs, comme l’impunité de leurs responsables. Ils ne se positionnent pas pour des raisons identitaires, programmatiques ou des questions qui relèvent de l’idéologie.

Finalement, les classes démunies ont le sentiment qu’on leur a volé leur révolution ?

Oh que si ! Bien sûr que les classes démunies ont ce sentiment. Durant dix ans on s’est engouffré dans des questions législatives et institutionnelles, qui sont évidemment importantes, mais si les gens ne ressentent pas l’impact de ce changement législatif et institutionnel sur leur vie quotidienne, ils se sentent à coup sûr dépossédés de la révolution pour laquelle ils ont fait des sacrifices. Oui, ce sentiment existe, il s’amplifie de jour en jour. Il s’est exprimé notamment à travers ces manifestations qui ne sont, je le pense, que le prélude d’une colère populaire qui s’exprimera beaucoup plus largement.

Pensez-vous que la Tunisie avec ses problèmes économiques et financiers a les moyens d’une politique sociale ?

Nous savons évidemment que la situation du trésor public est difficile et que les moyens de l’Etat sont limités. Mais il faut œuvrer à mettre en place une politique sociale qui s’inscrit dans le développement et à créer une paix sociale. On peut dire que c’est un Etat qui n’a pas les moyens d’une politique sociale, mais qu’en est-il du coût de la non-paix sociale ? Comment cet Etat va faire face, à titre d’exemple, à des grèves à répétition ? Cela revient à s’exposer, dans tous les cas, à des situations assez compliquées.

Lors des récentes contestations, nous avons remarqué de nouveaux équipements du ministère de l’Intérieur notamment 60 nouveaux camions anti-émeutes. Le coût de chacun de ces camions est de l’ordre de 390 000 dinars tunisiens, soit près de 120 000 euros. Le coût de ces 60 camions est de 23 millions dinars tunisiens soit près de 7 millions d’euros. Or, un lit de réanimation, pour faire face au coronavirus coûte 120 000 dinars tunisiens. Ces 23 millions de dinars, soit les 7 millions d’euros, pouvaient nous faire acquérir 190 lits de réanimation.

Ce simple exemple permet de décrire l’ordre de priorité de ce gouvernement. Il montre aussi qu’il est possible d’investir dans les services sanitaires à fournir à la population qui en a besoin. Ce sont des services dont la population ne doit pas être privée. Il faut les assurer au lieu de dépenser dans des équipements sécuritaires pour la réprimer quand elle exprime sa colère.

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