Savoir pour pouvoir

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Savoir pour pouvoir
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La lecture de la réflexion suivante : « un point de convergence entre la science et la politique est leur prétention à l’autorité : la première entend parler au nom de la nature, la seconde entend gouverner au nom du peuple »[1], me rappela une certaine harangue du politique à l’égard des sciences sociales en Algérie. La prétention des deux autorités politiques et scientifiques à parler au nom de la société ne se pose pas dans les mêmes termes que dans les sociétés industrielles. Quoique dans les sociétés industrielles la dispute ne soit pas absente, même quand la Science ne penche pas à gauche et le Politique à droite.

On entend souvent des politiques accuser les sciences sociales de justifier des comportements déviants qu’elles s’efforçaient d’expliquer. Les tenants de celles-ci doivent alors se défendre et aller répétant qu’expliquer n’est pas justifier. Ils font de ce propos alors une rengaine. Le reproche du politique est plus profond que cela dans les sociétés postcoloniales.

On peut expliquer ce mépris du politique à l’égard des sciences sociales « locales » par l’existence d’une « intuition » politique qui ne reconnait pas de légitimité à un travail scientifique dont l’authenticité est douteuse, parce que dépendant d’autorités extérieures dont l’histoire a révélé la partialité. Ici, la légitimité du travail scientifique n’est pas acquise. Il n’est pas rare aujourd’hui qu’un chercheur occidental en pays non occidental se fasse traiter d’espion, soit renvoyé du pays ou emprisonné. C’est que l’autonomie relative de la recherche/du savoir acquise là-bas, ne l’est pas ici.

Parler d’indépendance, de la recherche, de la presse, etc., comme on en parle dans les sociétés de classes qui l’ont conquise par rapport à une classe dominante n’est pas une vérité générale. C’est de dépendances et d’indépendances qu’il faut parler. Parler aujourd’hui d’indépendance c’est désinformer, cacher les dépendances d’où est tirée cette indépendance. Indépendance à quoi ? À tout ? Invraisemblable. Ce qui importe c’est de qui et de quoi l’on dépend, à qui et à quoi l’on veut être associé, pour différer de qui et de quoi.

Cela étant dit, ce qui nous importe ensuite de savoir, c’est sur quel savoir se base donc l’autorité politique pour administrer le pays ? Le débat n’explicitera pas ces termes. Il ne l’envisagera pas non plus. Probablement à raison. Par contre, ce qui ne peut être justifié, c’est qu’une telle « intuition » ne soit pas approfondie, éprouvée jusqu’à produire une conviction, puis une doctrine/théorie qui puissent diriger l’action politique et lui permettre d’être évaluée.

Une expérience s’est écoulée au cours de laquelle cette intuition s’est traduite dans des politiques, des comportements. Elle peut donc être évaluée. Elle ne peut se contenter de contester l’absence d’autonomie du savoir, elle doit montrer ce à quoi elle s’est attachée et ce qui en est résulté. Il faut que le politique et les sciences sociales puissent parler au nom de la société chacun de son côté, que pouvoir et savoir puisse se différencier et s’accumuler.  C’est un peu dans cette voie que ce papier voudrait s’engager.

Car si les sciences de la nature ont la prétention de parler au nom de la nature (ou de faire dire à la nature ce qu’elles disent d’elle[2]), on peut en dire autant, et sans exagération, des sciences sociales. Elles ne sont des « sciences » que parce qu’elles arrivent à parler au nom de la société, font dire à la société ce qu’elles disent d’elle. Du reste, les politiques, tel que la politique est conçue par le rationalisme, sont instruits par les scientifiques, ils doivent ensuite composer avec les désirs, les volontés de la société qui les a légitimés.

Autrement dit, à la Science la production des éléments de l’offre politique, à la société la demande et au politique la confection de l’offre qu’aujourd’hui la globalisation ne lui concède pas dans son cadre traditionnel. Ce rapport de la Société, de la Science et du Politique dérive de la dichotomie naturaliste qui oppose nature et société, la première étant livrée à des lois objectives, à la nécessité que la Science a pour objet, la seconde à la liberté que la Politique a pour objet.

On a tort de ne pas voir que le rationalisme qui est à l’origine des révolutions industrielles, mais aussi de l’essoufflement actuel de la démocratie représentative et de la crise climatique, a pour dérivé politique l’autoritarisme, qu’il est à l’origine des dictatures dans les pays non industrialisés. Il est ce qui par la Science sépare la société de la politique. La cosmologie[3] du rationalisme, la cosmologie qui s’est imposée avec l’avènement de la Science, entérine le dualisme de la Nature et de la Société, la Nature obéissant à des lois objectives et la Société à ses propres lois.

L’autoritarisme s’exprime sans fioritures dans les sociétés postcoloniales, quoique s’efforçant de retenir sa violence. Il résulte du fait que la dissociation Nature Société n’y est pas fonctionnelle, la différenciation entre humains et non humains étant comme inaccomplie. Et aussi du fait que la société dirigeante n’a pas de contrepoids politique, où le politique n’a pas le temps de composer avec la société, où la démocratie est un luxe, une perte de temps. La Science sait ce que la société veut. On ne s’étonnera donc pas que les droits humains n’y aient pas grande consistance.

Dans les sciences de la nature, les lois sont objectives, pour les sciences sociales les lois sont celles que les sociétés choisissent, mais que choisissent-elles ? À quelles offres politiques leur demande s’ajuste-t-elle ? En fait, la main invisible d’Adam Smith en économie opère aussi bien en sociologie. Ces deux disciplines ont pour objet non pas de rendre visible une telle main, mais la manière dont cette main conduit l’économie et la société au travers des conduites individuelles et institutionnelles, mais indépendamment de leur volonté[4].

Le libéralisme ne reconnaît de totalisation de l’économie et de la société que du fait de cette main, il refuse de supposer un accord entre conduites individuelles et conduites collectives qui pourrait y conduire.

Quand c’est l’État qui impose un tel accord, le libéral parle sans hésiter d’autoritarisme. Quand c’est un trait culturel, des normes sociales, comme au Japon ou en Corée du Sud, c’est embarrassant, on ne peut pas parler de démocratie autoritaire. C’est une contradiction dans les termes. On aura alors recours à un euphémisme et on parlera de démocratie libérale d’un certain type ou « illibérale » s’il le faut.

Dans le rationalisme, la Science a tranché la question du politique, ce n’est l’affaire de la société que secondairement, celle de confirmer une offre politique. Son pouvoir dépend du contrepouvoir dont elle peut disposer (une classe ouvrière organisée dans les sociétés industrielles) pour combattre les abus d’une Science inféodée à des intérêts particuliers[5] qui auraient tendance à considérer les humains comme des choses. Ce que l’on a coutume de désigner comme technocratie est une administration imbue de son rationalisme.

Le caractère autoritaire ou démocratique d’une société rationaliste dépend de la puissance du contrepouvoir qui s’oppose à la transformation des humains en choses. Contrepouvoir qui présuppose ce rapport premier de la Science et de la Société : soumettre le débat politique à la Science et ses experts. Dans les sociétés postcoloniales où le contrepouvoir au pouvoir de la société dominante est faible, cette cosmologie rationaliste est à l’origine du mépris manifeste de l’administration vis-à-vis du citoyen et du politique. Car, de quel savoir le citoyen et le politique peuvent-ils se prévaloir pour juger de notre action ? se demande le haut-fonctionnaire de l’administration. Bien entendu, le haut fonctionnaire ne pense pas que le citoyen sait mieux que lui les conséquences de l’action politique.

C’est un peu comme cela qu’il faut comprendre la bureaucratisation du politique en Algérie, la substitution ou la correction du FLN par le RND. Une seconde dérive peut suivre cette première dérive institutionnelle. Aux impasses de l’autoritarisme de l’autorité publique succèdera sa privatisation et leur alternance.

Dans les sociétés postcoloniales, l’administration se prévaut d’un savoir dont ne dispose pas la société (mais pas d’une évaluation des politiques publiques). Les autorités officielles ont du pouvoir, mais pas d’autorité réelle. Car l’autorité suppose des savoirs partagés, de la confiance mutuelle, une obéissance active et des échanges fructueux.

Dans ces sociétés, le pouvoir de contrainte physique et celui financier du pouvoir d’acheter assument la fonction de l’autorité défaillante pour la cause précise d’absence de savoir, de confiance partagés. On se fie à ce que l’on sait bénéfique. Rappelons que l’autorité consiste en pouvoir de commander, de se faire obéir, sans contraindre. La liberté entendue seulement comme liberté négative, refus de l’autorité, est de ce point de vue catastrophique. L’autorité suppose la confiance et rend possible l’imitation, premier pas vers l’innovation. Pour une société, le manque de confiance se traduit dans son économie par des coûts de transaction[6] très élevés. Plus de policiers, plus de juges et autres agents, donc moins d’échanges sur le marché, plus d’administration publique, ou moins d’État et de marché, dans les sociétés postcoloniales.   

Les perspectives du savoir

Au-delà de l’abus d’autorité manifeste qui est caractéristique des sociétés postcoloniales, commençons par distinguer entre l’autorité qui conduit l’expérience de la société et celle qui dispense la société d’expérience. La société ne peut pas tout inventer par elle-même, réinventer la roue. Le savoir accumulé par autrui la dispense d’expérimenter elle-même. Il faut qu’elle puisse alors apprendre, comprendre sans réfléchir, avant d’utiliser. Elle mémorise pour utiliser plus tard. Pour cela, elle a besoin de confiance, comme en éducation, l’apprentissage a besoin de la confiance de l’enfant dans ses parents, dans ses maîtres d’école. La société tirera alors sa confiance de ce qu’elle a appris qui lui permettra de faire et de réussir, de prendre place dans le monde. Il en est de même pour l’enfant, dans la famille et dans la société. Pourquoi garder en mémoire ce qui ne sera pas utilisé et destiné finalement à l’oubli ?

La société doit donc disposer d’autorités qui la dispensent d’apprendre par elle-même ce que le monde sait déjà, qui lui permettent de s’incorporer un savoir qu’elle n’a besoin de concrétiser que plus tard. De mauvais maîtres mettent en échec un tel programme, ils sont incapables de transmettre un tel savoir, ils détruisent des vocations au lieu d’en favoriser l’éclosion. De bons maîtres vont lui permettre ensuite d’expérimenter par elle-même, d’imiter et d’innover si elle en a l’occasion. Ce n’est qu’à ce moment-là que ce qu’elle a appris du monde grâce à ses bons maîtres va être vivifié, investi et va produire ses fruits, sa justification. C’est ce retour sur investissement qui investit le maître de son autorité, de ce pouvoir d’être obéi sans contrepartie, qu’il pourra faire valoir à priori.

L’autorité qui conduit donc l’expérience de la société est aussi celle qui dispense la société d’expérimenter, quand elle ne doit « comprendre » qu’en théorie. Ce à quoi il faut l’opposer alors est le pouvoir qui interdit à la société d’expérimenter et qui s’interdit à lui-même d’expérimenter parce qu’incapable de s’inscrire dans un processus d’expérimentation, de s’équiper des laboratoires adéquats. Il s’ensuit qu’une telle société n’a pas besoin de bons maîtres, ils ne pourraient faire que désordre. Il est d’ailleurs erroné de penser que l’on puisse imiter, apprendre du monde sans laboratoires.

Car imiter en théorie sans imiter pratiquement, c’est se charger inutilement. On multiplie les universités, mais pas les centres de recherche. On crée des aspirations estudiantines, mais pas les moyens de les satisfaire. On loge, nourrit, transporte des étudiants, mais on n’en fait pas des chercheurs. Ils ne peuvent ni imiter ni innover, car ils ne disposent que des livres et pas de laboratoires, pour apprendre concrètement ce qui est su et le transformer concrètement.

Pour que la société puisse expérimenter, elle doit disposer de laboratoires afin que la « recherche confinée » puisse se transformer en « recherche de plein air »[7]. Car ce n’est que lorsque la recherche sort des laboratoires, que ses résultats sont utilisés, qu’elle rencontre les citoyens, la société. Ici, il faut se rappeler que la recherche bien que confinée dans des laboratoires n’est pas isolée de la société. On isole pour maîtriser une expérimentation que l’on doit retourner à la société. Dans une société postcoloniale, le problème que rencontre la création des laboratoires, l’imitation de ceux étrangers, c’est de ne pas bénéficier du même environnement.

Quelles transformations sont attendues de l’expérimentation ? De quoi et pour quoi dépendre ? Quelles interdépendances intensifier ? Les laboratoires doivent avoir des rapports avec leur environnement qui permettent à leur recherche d’avoir ses fournisseurs et ses clients. La recherche confinée doit pouvoir se transformer en expérimentation de plein air, ses résultats doivent pouvoir être multipliés par l’expérimentation sociale. Des chercheurs qui expérimentent en laboratoire ont besoin d’une société qui expérimente, dans ses différentes activités, les produits de leur recherche.

Dans les sociétés postcoloniales, le rationalisme issu du naturalisme va conduire les autorités politiques et scientifiques à expérimenter sans la société pour se rendre compte finalement de la vanité de leurs efforts. La théorie se trouve de fait incapable de servir une pratique expérimentale. Il en est résulté des laboratoires en porte-à-faux, l’expérimentation sociale faisant défaut.

En dispensant la société d’expérimenter, on lui enlève les moyens d’éprouver les croyances et les hypothèses qui sous-tendent ses choix, autrement dit de faire de la politique. Par conséquent, le politique qui en procède ne choisit pas réellement, il obéit à la doxa internationale. La politique consiste alors, en début de mandat, à déléguer des représentants qui ne pourront choisir que parmi les différends de la société internationale et ensuite en fin de mandat, approuver ou désapprouver les résultats de l’exercice politique de tels représentants.

Différenciation, opposition et complémentarité, des autorités militaire, intellectuelle et économique

Les sociétés « retardataires » du fait de leur faible développement scientifique ne disposent pas d’autorités scientifiques, elles font avec le savoir d’autrui qu’elles bricolent ensuite comme elles peuvent. Je ne dirai donc pas qu’elles importent un savoir-faire, leurs technocrates bricolent un savoir-faire avec le produit du savoir d’autrui.

Dans une société complexe, autorité politique et autorité scientifique se sont constituées dans un processus de différenciation sociale. Un tel processus fait défaut ou est entravé dans les sociétés « retardataires ». Ces sociétés sont « dispensées » d’expérimenter par elles-mêmes, on pense pour elles. Les sociétés se différencient dans l’opposition et la composition. Dans les sociétés « retardataires », le processus de différenciation n’obéit pas à une logique endogène. La logique exogène oppose les sociétés spécifiques que produit la différenciation locale pour les maintenir sous sa domination. Selon Georges Dumézil et Georges Duby[8], les sociétés indo-européennes peuvent être caractérisées par une tripartition fonctionnelle : la société des travailleurs, celle des guerriers et celle des prêtres (savoir). Je préfère parler de sociétés guerrières. On retrouvera cette division du travail dans la société moderne au sein du capital. Ce qui est apparemment passé sous la trappe, c’est la division fondamentale, ou première, du travail entre guerriers et paysans. On peut constater dans les sociétés faiblement différenciées la primauté d’une telle division.

Dans les sociétés fortement différenciées, cette division fondamentale resurgit en temps de crise, lorsque la compétition pacifique entre deux sociétés se dégrade. Le travail (appelé désormais capital humain), le capital économique et le capital culturel, armes de la compétition, sont aussi les armes de la guerre. La compétition doit être prompte à se transformer en guerre, celle qui ne peut le faire, ne peut triompher. Aussi le militaire reste-t-il au cœur de la compétition, l’entrepreneur capitaliste est un guerrier dans des habits civils. Au départ de la différenciation, il s’arme de lui-même, dans une différenciation développée, il est armé par la société, son financier.

Au départ donc le capital est à la fois militaire, économique et culturel. Il se différencie du travail qui ne peut se doter d’une arme, un cheval et un fusil par exemple. Il connait ensuite une différenciation interne. À chaque moment de la différenciation, une forme de capital est capital par excellence.

Au départ, c’est le capital politico-militaire (le guerrier), ensuite c’est le capital économique, mais l’un reste toujours dans l’autre. Dans notre cas, le capital politico-militaire s’est opposé au capital culturel dans lequel il ne pouvait reconnaître un pouvoir de commander. Au nom de la légitimité révolutionnaire, il a refusé au savoir (capital culturel dans ses deux composantes « traditionnelle » et « moderne ») le droit de parler au nom de la société. Cette différenciation, où l’opposition a été exclusion, a empêché le développement du capital au lieu de le favoriser. Le capital économique n’a pu trouver sa place dans la différenciation, car il n’a pas pu bénéficier de la coopération du capital militaire et du capital culturel. Finalement, les deux formes de capital ne pourront se déprendre de la domination du capital étranger. 

À mon avis, Dumézil et Duby considèrent cette tri-fonctionnalité comme une spécificité européenne parce qu’elle se trouve accomplie par la modernité dans les sociétés européennes. C’est en réalité une division fonctionnelle qui a été imposée au monde par la compétition guerrière. Les sociétés guerrières ont imposé leur modèle de développement militaro-industriel. La fin du colonialisme en Algérie a exigé l’émergence des éléments d’une armée de libération qui n’a pris forme en tant que société spécifique, armée, qu’avec la construction de l’État postcolonial.

La société postcoloniale s’est donc fabriqué une armée pour construire son État national. On peut soutenir, du point de vue de la division du travail trifonctionnelle précitée, qu’elle n’a pas réussi à se fabriquer une société savante ni une société économique performante. Le capital politico-militaire ne s’est pas différencié, il s’est usé au lieu de s’accumuler.

C’est que la construction de la nation par l’État a mis en opposition plutôt qu’en complémentarité les composantes de l’autorité politico-militaire. Au lieu d’approfondir sa propre expérience de lutte, d’affuter ses armes dans la compétition internationale, l’autorité politico-militaire a confié sa différenciation, la formation de ses autorités/capitaux, à des autorités étrangères dont elle se méfie. Une telle duplicité est à l’origine du sous-développement.

Donc comment administrer une société par le moyen d’une autorité, scientifique par exemple, qui tire sa légitimité d’autorités étrangères et non de son exercice ? Ma réponse est que sans réelle autorité scientifique l’autorité politico-militaire continuera de tirer sa légitimité de son exercice, mais en dissipant ses ressources, le capital naturel, au lieu de les convertir en formes de capital nécessaires à l’accumulation dont celle industrielle. Il faut relever que dans la division trifonctionnelle du travail européenne le capital économique émerge du travail, de la fonction subalterne de la société guerrière.

La division du travail commence par opposer le guerrier et le civil, le paysan travailleur, puis au sein des guerriers, les seigneurs, le guerrier et le prêtre, le premier commandant au corps et à la terre, le second commandant à l’esprit. Le capital économique dans les sociétés postcoloniales quand il réussira tiendra son pouvoir de commander du capital/de l’autorité politico-militaire. Il ne s’élèvera du travail au capital, comme dans la société européenne, que dans le sillage de la transformation de l’autorité politico-militaire en capital économique.

L’opposition-exclusion entre le militaire et le culturel s’est exprimée au travers de l’opposition-exclusion du militaire et du religieux, de l’État et de la religion, héritée de la période coloniale. Religion autochtone et État colonial d’abord, savoir indigène et savoir d’État ensuite.

La différenciation sociale ne résulte donc pas d’une dynamique endogène, de la différenciation de deux fonctions qui se complètent en même temps qu’elles se différencient. La défense de l’intégrité territoriale ne devient pas la condition d’une accumulation du capital économique et du capital culturel, car précisément les deux fonctions guerrières et culturelles, savoir et pouvoir, ne se complètent pas, ne s’accumule pas et ne s’objective pas en capital économique. La société doit combattre pour sortir de sa position mondiale subalterne, elle doit fabriquer ses armes qui ne sont autres que ses formes de capitaux. L’opposition-exclusion du civil et du militaire est un produit d’exportation de la société guerrière destiné à la société adverse.

Si donc la société militaire ne dispose pas de société du savoir jouissant d’une autorité pour administrer (l’expérience de) la société, comment pourra-t-elle administrer la société dont elle a la responsabilité ? Elle pourrait être contrainte de ne pouvoir compter que sur son autorité particulière.

La solution adoptée n’a pas été théorique. Pratiquement, sans qu’elle ne l’ait pensé vraiment, la société militaire s’est fabriqué un semblant d’autorité scientifique qu’elle ne pouvait soumettre à l’appréciation des sociétés scientifiques internationales, parce que ne pouvant pas affronter leur compétition. Son appareil de renseignement qui réalise l’unité de son savoir et de son pouvoir fait office de société informelle du savoir. Car évidemment les autorités scientifiques internationales se disputent le droit de parler au nom du monde, comme le font les autres autorités, qu’elles soient militaires (exemple de la Russie) ou économiques (exemple de la Chine) qui disputent le leadership aux USA.

L’Afrique postcoloniale après avoir contesté l’autorité militaire des puissances coloniales, après avoir mis en échec la propension des puissances à soumettre les sociétés à leur puissance militaire, s’est trouvé en face de la puissance culturelle et économique des puissances militaires. Que peuvent faire les sociétés postcoloniales face aux armées industrielles et culturelles de leurs anciennes métropoles ? Elles ne peuvent produire de sociétés du savoir qu’à travers la différenciation de leur capital politico-militaire. Leur appareil de renseignement se devait de réussir une telle différenciation, une certaine « civilisation ».

Pour qu’une société du savoir puisse prendre sa place à côté de la société militaire, au sein de la société politique, il aurait fallu que le savoir de la société politico-militaire puisse s’objectiver dans des réalisations de sorte qu’elle-même et le monde puissent se convaincre de son existence. La société du savoir en mesure d’affronter la coopétition internationale peut alors sortir de sa confusion avec la société militaire. Malheureusement, dans la plupart des cas, le capital politico-militaire a été incapable de telles réalisations et d’une telle différenciation.

C’est donc d’une bonne coopération de la société, du guerrier et du chercheur en particulier, que dépend le progrès matériel[9]. L’accumulation du capital économique est le résultat d’une telle coopération de qualité. Leur compétition déloyale, non inclusive, entretient leur antagonisme et non leur complémentarité, dissipe les ressources au lieu de les développer.

Aujourd’hui, on peut constater que les sociétés postcoloniales dans leurs diasporas peuvent disposer de nouvelles ressources culturelles. En s’engageant dans des programmes internationaux d’éducation et de formation de masse, elles ont produit des ressources qui ont dû s’expatrier pour achever leur formation, se transformer en capital.

Il y a certainement là, un certain gâchis de ressources du fait que ces sociétés n’ont pas réussi à former et à investir un tel capital, mais ces ressources n’en existent pas moins qui fait que l’Afrique peut oser se penser par elle-même. Et c’est cela qui est important. Il reste à savoir si le fait d’oser penser va se transformer en oser agir. Et en oser agir de quelles forces ? C’est là un enjeu actuel et cela ne dépend pas que de ces ressources intellectuelles.


[1] Pierre Charbonnier, Culture écologique, Paris, Presses de Sciences Po, «Les Petites Humanités» (2022).

[2] Expression que j’emprunte à Bruno Latour.

[3] Pour les physiciens, la cosmologie est la science de l’Univers. Pour la société, le terme désigne une façon de se représenter pratiquement, ou de concevoir théoriquement, l’humain dans le Cosmos, ou encore selon Philippe Descola, une façon de penser les continuités et les discontinuités entre tous les « existants » de l’Univers.

[4] Le summum du hiatus est atteint dans La Fable aux abeilles de Bernard Mandeville (1705) : « Les vices privés font les vertus publiques ». L’égoïsme pousse à agir, tandis que la morale invite à la léthargie. C’est donc la dynamique des intérêts particuliers qui stimule la prospérité d’une société, selon Mandeville qui a inspiré Adam Smith.

[5] Voir les exemples de publicités mensongères ou l’exploitation de l’ignorance de la société par les grandes entreprises. Voir les exemples fameux des entreprises pharmaceutiques.

[6] On distingue avec Carl J. Dahlman trois catégories de coûts de transaction : 1. « coûts de recherche et d’information » : prospection, comparaison du rapport qualité/prix des différentes prestations proposées, étude de marché, etc. 2. « Coûts de négociation et de décision » : rédaction et conclusion d’un contrat, etc. 3. « Coûts de surveillance et d’exécution » : contrôle de la qualité de la prestation, vérification de la livraison, etc.

[7] J’emprunte ces notions à Yannick Barthe, Michel Callon, Pierre Lascoumes. Agir dans un monde incertain : Essai sur la démocratie technique. Éditions Points, 2014.

[8] Georges Dumézil philologue, historien des religions et anthropologue français (1898-1986). Auteur de L’Idéologie tripartite des Indo-Européens, Latomus, 1958.

Georges Duby, historien français et spécialiste du Moyen Âge (1919-1996). Auteur de Guerriers et Paysans, VIIe – XIIe siècles : premier essor de l’économie européenne, Paris, Gallimard, 1973. Les Trois Ordres ou L’Imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.

[9] « Le Japon, comme tous les pays du monde, n’est capable de transférer et d’adapter que parce qu’il s’est doté d’une capacité de recherche de qualité égale à celle des pays qu’il imite. » Michel Callon and al., cit. op..  

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1 commentaire

  1. Monsieur Derguini , on comprend dès lors le pessimisme de Rousseau quand il affirme que : « S’il y avait un peuple de Dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes ». La démocratie est donc compliquée à réaliser à cause des imperfections humaines : quelle que soit la nature des lois, on peut toujours tricher et ruser avec la démocratie.
    Les lois ? Si, en effet, comme le dit Rousseau la loi est « l’expression de la volonté générale », obéir aux lois c’est obéir à soi-même, être autonome. D’où « l’obéissance à la loi qu’on s’est prescrit s’appelle proprement liberté ». La loi est certes contraignante, mais elle n’est pas antinomique à la liberté ; au contraire elle la rend possible, car sans lois c’est l’anarchie, la liberté naturelle qui est une fausse liberté.
    Savoir pour pouvoir reste anecdotique , or c’est justement ce savoir qui manque , le savoir des lois. Aujourd’hui la liberté politique renvoie aux différentes libertés individuelles que l’État est censé assurer : liberté d’expression, liberté d’opinion et de culte, liberté de manifester etc., sans restriction de la part de l’État.

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