La Nation algérienne en question

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Drapeau de l'Algérie
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L’Etat-nation qui naît en Juillet 1962 en Algérie correspond au modèle qui s’établit en Europe au 19ème siècle. Ce modèle associe l’Etat, un territoire et un gouvernement, à une Nation, une population liée par “un legs historique” et une “volonté de vivre ensemble”.

Depuis près de 60 ans, les Algériens font l’expérience d’une vie dans un Etat indépendant. A part quelques rares nostalgiques de la colonisation, l’existence de l’Etat algérien indépendant ne prête pas à regret. Mais l’ébullition politique provoquée par la prétention à une quasi-présidence à vie de Bouteflika et les puissantes manifestations populaires des années 2019 et 2020, ont révélé en grand le profond malaise qui marque la relation entre l’Etat et la Société civile.

Le modèle d’État porté par les pouvoirs qui se sont succédé depuis 1962 est celui d’un État centralisé autoritaire. Il allie la négation des libertés individuelles et collectives, l’exercice antidémocratique du pouvoir et l’étouffement des initiatives citoyennes et locales.

Le monde politique semble faire consensus autour de l’Etat de droit comme réponse pertinente à la crise de l’Etat algérien. La définition d’un tel Etat n’est cependant pas aussi bien partagée. La répression policière et judiciaire engagée contre les citoyens pour délit d’opinion en est la parfaite illustration. S’il est établi que la forme d’État actuelle est frappée d’obsolescence, l’interrogation sur le deuxième terme de l’Etat-nation n’est pas franchement abordée. Pourtant les faits ne manquent pas qui incitent à s’interroger sur la conception de la Nation et son adéquation avec l’Etat de droit.

La Nation algérienne en question

Un territoire, une langue et une religion constituent les véritables facteurs d’identification de la Nation algérienne portée par le mouvement national dominé par l’aile radicale du PPA-MTLD. Cette conception de la Nation se rapproche plus de la “nation ethnique” que de la “nation civique” annoncée par la Déclaration du 1er novembre 1954 qui fixait comme “but l’indépendance nationale” par “le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de race ni de confession”.

Les pouvoirs qui se sont succédé depuis l’Indépendance se sont évertués à relire l’histoire de l’Algérie à la lumière de cette conception ethnique. Ils ont propagé les mythes fondateurs qui correspondent à leur projet national. Ils ont façonné des constitutions et des lois qui encadrent cette conception de la Nation. C’est cet arsenal juridique qui attente aux libertés individuelles et impose l’Etat autoritaire centralisé.

Liberticide par nature, cet Etat se conjugue à une conception de la nation figée, insensible à la diversité des régions et aux évolutions individuelles des citoyens. Cet État va inévitablement heurter les sensibilités régionales, les évolutions culturelles et philosophiques et les aspirations aux libertés et aux bonheurs individuels. C’est ce qu’il fait depuis plus de cinquante ans. La répression engagée contre les “porteurs du drapeau amazigh” qui rappelle celle des années 70 contre les diffuseurs du calendrier berbère, les débats passionnés autour des questions “identitaires” expriment un malaise profond.

Déjà, les manifestations des années 80, la “grève du cartable” en 1994-95 et le “printemps noir” d’avril 2001 avec le lourd bilan en vies humaines, tous survenus en Kabylie, sont des révélateurs d’une grave crise de la relation entre l’Etat centralisé et la Kabylie.

Le niveau très élevé de l’abstention observée dans les bureaux de vote des wilayas dont la population se rattache à la Kabylie, au cours de nombreuses élections présidentielles, est un indicateur fiable de l’isolement politique de l’Etat centralisé dans cette région. Au lieu de nier l’existence d’un particularisme kabyle, d’en faire un sujet tabou, il est temps qu’il soit examiné et traité comme un problème de la Nation soumise à l’uniformité étouffante d’un Etat centralisé.

Les relations entre l’Etat centralisé et la Région kabyle constituent l’épreuve de vérité pour la conception de la Nation véhiculée par les pouvoirs algériens depuis l’Indépendance. Elles ont montré leur incapacité à promouvoir les potentialités culturelles, économiques et politiques de toutes les régions du pays.

Le ressentiment kabyle

Dès les premiers mois de l’Indépendance, la dissidence de la “Wilaya trois” historique exprimait en grand les désaccords politiques entre d’une part le pouvoir centralisé accaparé par le bureau politique du FLN et l’état-major général de l’ALN basé aux frontières et d’autre part la grande région kabyle, actrice de poids dans la guerre d’indépendance.

La marginalisation des grandes figures de la lutte de libération dont Ait Ahmed, participait à ce premier grand déchirement de l’Algérie indépendante. Cet épisode provisoirement surmonté, la déchirure n’a cessé depuis de s’approfondir. Le pouvoir central ne consentait aucun compromis. Dès l’Indépendance, il a alimenté un ressentiment déjà latent pendant la guerre de libération et que le courant nationaliste fortement ancré en Kabylie contenait.

Les choix politiques et culturels opérés après 1962 ont fait ressurgir ce ressentiment. L’arabisation forcée, l’ouverture aux écoles islamiques orientales, la négation des particularismes linguistiques, culturels et coutumiers associées à la politique antidémocratique et centralisée ont fini de consommer la rupture entre le pouvoir central et la région kabyle. C’est ce ressentiment qui a fécondé le refus de l’Etat centralisé.

C’est ce ressentiment qui a nourri la recherche de la différenciation par rapport aux idéologies de l’Etat centralisé. Cette volonté de différenciation est à l’origine du retour à l’histoire antique revisitée pour légitimer l’identité amazigh. Elle est également à l’origine d’une relecture de l’histoire de la guerre de libération. En effet le ressentiment s’est nourrie des évènements qui pouvaient prêter à l’expression d’un ostracisme.

L’assassinat d’Abane Ramdane, le barrage fait à l’accession de Krim Belkacem à la présidence du GPRA, les hypothèses sur les conditions de la mort au combat du Colonel Amirouche, la honteuse dissimulation de sa dépouille après l’Indépendance et l’emprisonnement d’Ait Ahmed alimentent encore les débats et sont érigés en marqueurs d’une relation conflictuelle.

Ce ressentiment est particulièrement partagé par les élites issues de la Kabylie qui se voyaient marginalisées dans les institutions de l’Etat et les différentes administrations. Ce ressentiment est le facteur psychologique qui nourrit ce qu’on doit appeler le développement d’un nationalisme ethnique Kabyle.

Le nationalisme ethnique kabyle

La conception officielle de la Nation, la conception de la Nation ethnique, autorise la possible assimilation de la Kabylie et de sa population à une Nation ethnique. Peut-être faut-il préciser pour la sérénité des débats que l’identification d’une Nation ethnique ne se confond pas avec le séparatisme. Pour s’en tenir à un exemple bien connu, le Québec s’identifie comme une Nation mais reste attaché au Canada.

Les bases pouvant servir de support objectif du nationalisme ethnique kabyle existent. La géographie, l’histoire, la langue et les coutumes sont les facteurs auxquels recourent les historiens pour l’identification d’une Nation ethnique. Il est incontestable que dans l’ensemble algérien, la population kabyle se singularise par son parler, son droit coutumier, son organisation persistante en villages et une culture qui lui est propre.

L’attachement à la terre caractérise également cette population aux traditions de solidarité bien établies. Mais ce cadre objectif ne suffit pas à faire émerger un sentiment national, un nationalisme. Le nationalisme algérien moderne est né au cours du 20ème siècle.

Des générations entières des populations occupant le territoire correspondant à l’Algérie actuelle n’ont pu rêver d’un Etat-Nation. Même le projet audacieux d’Emirat algérien de l’Emir Abdelkader fondé sur l’allégeance des tribus ne peut être confondu avec l’Etat-Nation moderne. C’est le ressentiment profond suscité par la France coloniale qui a favorisé l’émergence au début du 20ème siècle du nationalisme moderne algérien. Ce dernier a commencé à prendre la forme active avec l’Etoile Nord-Africaine (ENA) à Paris en 1926 pour aboutir à sa forme la plus achevée avec le FLN du 1er novembre 1954 après la première tentative insurrectionnelle de mai 1945.

L’avenir du nationalisme ethnique kabyle dépend fortement de la politique de l’Etat central. Si cette politique persiste dans la répression, dans le nihilisme du particularisme, dans le recours aux méthodes antidémocratiques, dans la négation des libertés individuelles, alors il est à prévoir que le ressentiment kabyle prenne de l’ampleur. Des indices de radicalisation pacifique existent déjà.

Les courants qui l’expriment semblent encore marginaux. Mais leurs voix trouvent des échos dans les profondeurs de la Kabylie et dans la Diaspora kabyle. Aujourd’hui, avec l’importance de l’intelligentsia kabyle, les réseaux sociaux, les chaînes de télévision basées à l’extérieur du pays, il est vain de croire pouvoir étouffer les revendications montantes à la démocratie, aux libertés et à l’épanouissement régional.

La politique répressive ne peut que mettre en difficulté les courants dominants qui rejettent le séparatisme et s’inscrivent dans la revendication d’un Etat de droit. La participation massive et spectaculaire des citoyens de la Kabylie aux manifestations des années 2019-2020 du Hirak atteste encore de la vigueur de ces courants unitaristes.

Deux choix fondamentaux à surmonter

La Déclaration du 1er novembre 1954 proclamait le projet d’une Nation civique, une Nation rejetant toute “distinction de race” et “de confession”. Mais dès l’indépendance acquise, toutes les constitutions instaurent la “religion d’Etat” et la législation hostile aux libertés de pensée, de conscience et d’expression.

Tournant le dos à la Déclaration du 1er novembre 1954, les pouvoirs successifs ont orienté l’Algérie dans la conception de la Nation ethnique par une politique volontariste de “réislamisation” et “d’arabisation”. Ils vont ainsi faire perdre au pays une bonne partie du potentiel scientifique et culturel que les Algériennes et les Algériens ont pu accumuler au contact de la colonisation française.

Ils vont minorer et marginaliser l’usage des autres langues et particulièrement du parler kabyle. Ils vont faire obstacle au libre épanouissement individuel des citoyens. Deux orientations fondamentales vont soutenir cette conception de la Nation ethnique: l’ossature militaire du pouvoir politique et le développement socialiste.

L’ossature militaire du pouvoir politique

Quelque soit l’appréciation portée sur le rôle de l’Armée dans l’évolution du pays, des aspects structurels doivent être examinés avec objectivité. Dès l’accession à l’Indépendance, l’armée constitue l’ossature du pouvoir politique. Une armée nationale est nécessairement une armée du pouvoir central. Même dans les Etats à système fédéral, l’armée est une institution au service des attributions régaliennes de l’Etat central. Elle est par conséquent une institution qui pousse “naturellement” à la centralisation.

Dans les pays démocratiques, le pouvoir civil solidement institutionnalisé mène la politique de décentralisation. Mais quand une armée comme l’ANP s’imbrique aussi fortement dans le pouvoir politique, elle ne peut pousser à la décentralisation. Par delà les conflits politiques et idéologiques dans lesquels elle s’est impliquée, elle a certainement contribué à l’émergence de l’Etat national unitaire. Mais ce rôle qui devait s’épuiser avec la montée de la Société civile, se transforme par sa persistance au-delà de cette phase de démarrage, en obstacle à la démocratisation et aux libertés politiques.

La revendication de décentralisation de l’Etat et des administrations ne peut provenir d’une armée dont les officiers supérieurs sont formés à l’idéologie nationaliste étroite et à l’étatisme et dont les missions techniques et l’organisation sont conçues avec une forte hiérarchie et une forte domination du commandement central. Cette tendance objective est inhérente à l’implication de l’Armée dans la vie politique. Elle n’interdit cependant pas des prises de conscience individuelles au sein des commandements de l’Armée.

Ces éventuelles prises de conscience pousseraient à prendre le chemin de la transmission du pouvoir fondamental à des institutions civiles représentatives et pérennes. Ces institutions civiles font cruellement défaut en Algérie. Elles ne peuvent réellement exister qu’avec l’avènement d’un État de droit consacrant les libertés individuelles et la démocratie.

L’orientation socialiste

Le choix de l’orientation socialiste fut consacré au lendemain de l’Indépendance. L’orientation socialiste conforte l’autoritarisme du projet national. L’institution du parti unique, la subordination de toutes les organisations syndicales, corporatives et de jeunesse à ce parti unique, l’instauration du préalable de l’appartenance à ce parti pour l’accession à des postes de responsabilité administratifs ou politiques découlent directement du modèle socialiste en vigueur dans l’Union soviétique.

Malgré des “spécificités algériennes”, ce modèle imprime à la vie économique et politique un étatisme extrême et aboutit à la négation du droit de propriété et des libertés individuelles et collectives et à l’étouffement de toute vie démocratique.

L’orientation socialiste persistante encore à travers l’étatisme économique qui se présente sous la forme du “souverainisme”, du “patriotisme économique”, de “la sécurité alimentaire”, a disqualifié le travail, l’épargne et l’investissement des citoyens. Elle a placé le pays sous la dépendance de la rente pétrolière, dépendance dont l’économie subit les graves distorsions. L’orientation socialiste qui promeut la “planification centrale” ne pouvait que renforcer l’État centralisé.

La prétention de cet État à assurer “l’équilibre régional” s’est soldée par un échec tout aussi flagrant. Au nom du “progrès social” artificiellement soutenu par la rente pétrolière, l’État socialiste a profondément contribué à la crise actuelle qui affecte le modèle même d’État-Nation. Le socialisme puis l’étatisme économique qui lui survit concentrent le pouvoir économique au niveau de l’État central au détriment de l’initiative des citoyens et des localités et régions.

L’échec des réformes économiques envisagées depuis 1988, soit depuis plus de 30 ans, est à mettre à l’actif de l’État centralisé qui tient en otage l’économie du pays pour préserver son hégémonie. A l’inverse, l’économie de marché de libre concurrence à laquelle devaient tendre ces réformes favorise l’épargne et l’investissement des citoyens et le développement des PME-PMI régionales auxquelles elle ouvre le marché national. L’économie de marché libérée des barrières administratives et des pressions politiques stimule les échanges et la coopération entre les Régions. Elle consolide les liens nationaux.

État de droit et Nation civique

La crise structurelle qui affecte l’Algérie met en cause tout à la fois l’État autoritaire centralisé et la conception de la Nation ethnique. Au total, l’exemple kabyle montre que les politiques qui en découlent suscitent un ressentiment qui pousse au repli communautaire. Ce qui est valable pour la Kabylie peut l’être pour le Mzab, les Targuis, les Chaouis ou des populations d’autres régions du pays.

C’est cette conception d’une Nation ethnique qui engendre la possibilité de l’émergence de nations ethniques au sein du pays. La conception d’une nation rigide fermée aux évolutions individuelles et prisonnière des “constantes” fait courir à la Nation algérienne les plus grands risques de fragmentation dans des délais peut-être éloignés et imprévisibles.

Les Algériennes et les Algériens ouverts aux arts et à la culture et aux échanges des idées et des connaissances avec le reste de l’humanité sont appelés à voir leur manière de penser évoluer et s’enrichir. Leurs croyances religieuses ou philosophiques ne restent pas figées. Dans la liberté, ils feront les choix qu’ils jugeront rationnels ou utiles. Ce sont les individus, les citoyens, qui constituent la Nation. Cette Nation s’enrichit de l’apport individuel des citoyens.

La conception de la nation ethnique inverse ce rapport et ambitionne de définir le prototype de citoyen auquel les Algériens doivent se conformer. Elle attribue aux gouvernants le pouvoir de sélectionner et d’érige en dogmes les héritages culturels des communautés anciennes. Cramponnée dans le passé et fermée aux évolutions, elle ne peut promouvoir qu’une seule constante: l’ignorance. La Déclaration du 1er novembre 1954 avait ouvert la perspective d’une Nation civique fondée sur des citoyens disposant de toutes les libertés fondamentales. Cette mission historique s’avère inachevée.

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