Mohamed Tahar Messaoudi, directeur d’El Watan : “Nous sommes dans une situation financière difficile, arrivons péniblement à boucler les fins de mois”

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Mohamed Tahar Messaoudi, directeur de la publication d'El Watan :
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Mohamed Tahar Messaoudi est le directeur de la publication d’El Watan. Il revient sur la situation financière difficile dans laquelle se trouve le journal. 


24H Algérie: Des écrits ont été publiés récemment dans El Watan alertant sur la situation financière difficile du quotidien. Comment est justement cette situation?


Mohamed Tahar Messaoudi: Il faut revenir aux années 2013/2014 pour  mieux comprendre la situation de la SPA El Watan Presse, éditrice du journal. A l’époque, Saïd Bouteflika, frère-conseiller du président de la République, a décidé de gérer l’Etat algérien d’une manière illégale. Pour le secteur de la presse, il s’est intéressé au volet publicité pour exercer de la pression.


El Watan n’avait pas de relations commerciales avec l’ANEP (Agence nationale de communication, d’édition et de publicité, annonceur public) depuis des années. Les principaux clients du journal étaient des opérateurs privés et des sociétés étrangères établies en Algérie.


La I’ssaba (la bande) a contacté nos clients pour les menacer de redressements fiscaux, de retrait d’agréments,  s’ils continuaient de fournir de la publicité à El Watan. El Khabar était également concerné par ces menaces. Par crainte de représailles, nos clients se sont retirés l’un après l’autre. Abdesselam Bouchouareb, ancien ministre de l’Industrie (entre 2014 et 2017), actuellement en fuite à l’étranger, a joué un grand rôle dans ce chantage. Autant que l’ancien ministre de la Communication, Hamid Grine. Il faut juste savoir que les rentrées essentielles d’un journal sont assurées par la publicité d’abord, puis les ventes ensuite.


Mohamed Tahar Messaoudi,
vos clients se sont-ils tous retirés ?


Mohamed Tahar Messaoudi: Certains ont tenté de résister comme le concessionnaire automobile Abderrahmane Achaïbou. Il n’a pas voulu céder. On lui a retiré son agrément en raison de cette position. Je rappelle que depuis 1996, nous n’avions plus de publicité de l’ANEP. L’agence avait une commission élevée, 25 % pour chaque réclame, sans aucune valeur ajoutée pour le journal. La publicité était envoyée à l’état brut, sans mise en page, sans correction.


Que reprochait Saïd Bouteflika à El Watan ?


Mohamed Tahar Messaoudi: A l’époque, El Watan était en première ligne pour dénoncer la gabegie et la corruption. La journal a publié des articles et des enquêtes sur les affaires de l’autoroute Est-Ouest, Sonatrach, etc. Nous avons été sanctionnés pour cette ligne éditoriale.


Qu’en est-il de la situation actuelle ?


Mohamed Tahar Messaoudi: On s’attendait à ce qu’il y ait un certain renouveau, un changement après l’annulation du projet de 5ème mandat pour Bouteflika et la neutralisation de la I’issaba grâce au hirak. A l’arrivée du président Abdelmadjid Tebboune, la publicité nous a été rétablie par l’ANEP.


Le journal recevait une page et demie tandis que les autres titres profitaient de quatre à cinq pages. Cela veut dire que nous étions encore mis en observation. Il est connu qu’El Watan  rapporte à ses lecteurs des problèmes qui ne doivent pas être passés sous silence. Notre ADN est de dire les vérités…


Nous avons publié un article sur les fils du général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah (ex-chef d’Etat major de l’ANP) avec une photo du défunt publiée en Une. Les trois enfants du général ont amassé une fortune et étaient poursuivis en justice. On nous a reproché la publication de cet article.  Nous avons critiqué le général Gaïd-Salah alors qu’il était chef d’état-major de l’ANP en 2014 après son soutien au 4ème mandat pour Bouteflika.


Tayeb Belghiche, alors directeur de publication, a été contacté par un haut responsable après la publication de l’article pour lui faire des reproches. Les fils de Gaïd Salah ont déposé une plainte contre le journal et essayé d’entraîner le ministère de la Défense dans leur sillage. Le ministère a refusé.


Est-ce que les choses se sont améliorées depuis cette affaire ?


Mohamed Tahar Messaoudi: La pandémie de Covid-19 a provoqué des problèmes pour la plupart des entreprises algériennes avec une récession économique grave. L’Etat aurait dû intervenir comme un Etat régulateur et protecteur. Le premier acte est de protéger les emplois. Cela a été fait d’une manière limitée. Plusieurs entreprises privées ont cessé leurs activités.
La SPA El Watan emploie plus de 150 salariés, paye ses impôts, assure les salaires et les charges sociales…C’est une entreprise utile et nécessaire au-delà de la mission importante d’informer. La Constitution nous donne le droit d’être critique, pas d’être au service des dirigeants.


La presse critique, éclaire, explique, aide les décideurs à mieux appréhender les problèmes et les régler. Critiquer ne fait pas de vous un ennemi du pouvoir en place. L’Algérie affronte des menaces extérieures immenses aujourd’hui. Elle doit présenter une belle image. Un pays sans presse libre est mal vu actuellement dans le monde.  


Comment évolue la situation financière d’El Watan aujourd’hui ?


Mohamed Tahar Messaoudi: J’insiste, l’Etat régulateur aurait dû nous permettre d’accéder à la publicité. El Watan est aujourd’hui, le premier tirage national, a même dépassé les journaux arabophones.


El Watan tire à 55.000 exemplaires avec une distribution nationale. Des  titres arabophones, hormis certains, ont perdu leur crédibilité. Nos lecteurs sont critiques, ne sont pas dupes surtout avec l’existence des réseaux sociaux. Vous ne pouvez plus fonctionner à l’ancienne. Actuellement, nous sommes dans une situation financière difficile. Nous arrivons péniblement à boucler les fins de mois et assurer les salaires des travailleurs. Nous faisons de la gymnastique pour y arriver. C’est le drame d’un titre qui risque de disparaître.


Y a-t-il  un risque de disparition ?


Mohamed Tahar Messaoudi: Bien entendu. Si vous n’arrivez plus à un moment donné à répondre aux charges sociales, aux impôts, aux salaires, vous ne pourrez plus aller loin, vous cessez vos activités.


Le journal n’a-t-il plus d’entrées ?


Mohamed Tahar Messaoudi: Très faibles. Nous avons des entrées grâce aux ventes du journal. L’exemplaire est cédé à 30 dinars, la marge est assez confortable quoique ça risque de se réduire en raison du prix du papier qui connaît une flambée à l’international.


Les journaux qui tirent dans les rotatives publiques pourraient être confrontés à ce problème. Actuellement, la tonne de papier est vendue à 920 euros alors que ce prix était de 600 euros, il y a quelques mois. Le coût à l’impression va être revu à la hausse, c’est mortel pour beaucoup de titres de presse.


Allez-vous maintenir le prix du journal à 30 dinars ?


Mohamed Tahar Messaoudi: Le débat est engagé au sein du Conseil d’administration d’El Watan. Certains membres souhaitent passer à 40 dinars/ l’exemplaire. Nous avons mené une enquête auprès de nos diffuseurs. La conclusion : augmenter le prix à 40 dinars serait un suicide. La cause ? Le pouvoir d’achat qui s’est affaibli, la pandémie, la hausse des prix, la paupérisation de la population… Aujourd’hui, des cadres moyens n’arrivent plus à joindre les deux bouts. Donc, ils ne peuvent plus se permettre d’acheter le journal chaque jour.


Comptez vous développer le site internet d’El Watan et d’autres supports ?


Mohamed Tahar Messaoudi: Nous avons des projets en ce sens. Un nouveau site sera lancé bientôt. L’ancien site est pris en otage par un prestataire de services. Nous avons mis fin à son contrat. Il n’a pas voulu nous communiquer les codes d’accès. Depuis une année, l’affaire est en justice pour récupérer ces codes. Notre nouveau site sera en .DZ. L’ancien prestataire a renouvelé l’abonnement pour le .Com comme une forme de pression.


Qu’en est-il du nouveau siège d’El Watan non encore occupé à Alger ?


Mohamed Tahar Messaoudi: Nous allons bientôt terminer les dernières modifications qui nous ont été demandées avant d’occuper le siège. Il y a eu des réserves sur le “désenfumage”. Une opération qui coûte chère. Ce qui est sûr est qu’en 2022, nous serons installés dans le nouveau siège du journal. Nous allons peut-être louer des étages du bâtiment.


 Par ailleurs, nous allons développer de l’activité avec le site, la communication, l’information. Je souhaite seulement qu’on sache qu’El Watan est indispensable pour le pays. El Watan, qui est né en 1991 dans le sillage de l’ouverture démocratique, a joué un rôle important pendant la décennie noire contre le terrorisme. Le journal a défendu l’Etat algérien, c’était un devoir.
El Watan a dénoncé les comportements néfastes de la I’issaba (les années de Bouteflika). Il a couvert d’une manière régulière les manifestations du Hirak. Le journal continuera d’assurer sa mission d’information en restant constant et sérieux.


La ligne éditoriale d’El Watan est-elle équilibrée ?


Mohamed Tahar Messaoudi: Nous avons tempéré quelque peu notre ton et nous refusons de jeter de l’huile sur le feu. Nous avons passé sous silence certaines choses sauf l’essentiel. Par exemple, nous avons évoqué la désorganisation logistique pendant les moments forts de la pandémie de Covid-19, critiqué l’absence de vaccination et le retard pris pour cette opération.


 El Watan est là pour permettre le débat contradictoire, exprimer des points de vue divers. C’est cela la liberté d’expression. Certains ont accusé El Watan d’être un journal anti patriotique. C’est faux, tout le monde le sait.


Pensez-vous que la presse écrite ait de l’avenir en Algérie ?


Mohamed Tahar Messaoudi: Oui. La presse écrite a de l’avenir en Algérie quelque soit la forme papier ou électronique. Un pays sans presse est dépourvu de boussole. La presse est un moteur pour un pays. Au Japon ou aux Etats Unis les médias sont solides, soutenus par l’Etat. En France, le soutien financier de l’Etat aux médias est de l’ordre d’un milliard d’euros. En Algérie, il n’y a ni aide directe ni indirecte pour la presse.


Il n’existe aucun pays où il y a 184 publications quotidiennes. C’est un gaspillage. Il existe des journaux qui tirent à 2 ou 3000 exemplaires et qui sont “abandonnés” à la sortie des rotatives. Seuls quelques exemplaires sont pris pour l’ANEP ou les institutions. Une publication qui tire à 5000 exemplaires bénéficie parfois de 4 pages de publicité de l’ANEP. Et un journal qui tire à 56.000 exemplaires n’a aucune page. Est-ce que c’est juste  ? J’ai l’impression qu’on reproduit parfois les mêmes procédés de l’époque de Bouteflika. Il faut mettre fin à cette situation. Seuls les journaux, sites et chaînes de télévision sérieux, légaux et en conformité avec le fisc et l’éthique professionnelle doivent rester sur le terrain. L’assainissement du champ médiatique est plus que nécessaire. 

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