Merzak Bagtache, une littérature aux odeurs de la mer et de la pluie

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Le défunt journaliste et écrivain Merzak Bagtache
Le défunt journaliste et écrivain Merzak Bagtache
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Merzak Bagtache, décédé samedi 2 janvier 2021, à l’âge de 76 ans, a été inhumé, dimanche 3 janvier, au cimetière d’El Kettar, à Alger. Il était nouvelliste, romancier, traducteur et journaliste.

« Je dois voir la mer chaque jour. La mer n’est pas seulement une source d’inspiration pour moi, mais une vie aussi. Pour moi et ma famille, la mer signifie le pain  », confie souvent l’écrivain. Le père et trois oncles de Merzak Bagtache étaient tous des marins. Son oncle Hocine, navigateur de long cours, a fait le tour du monde, de l’Argentine au Japon.

Toutes les œuvres ou presque de l’écrivain portaient des senteurs marines. « Ma relation avec la nature marine est essentielle », dit-il à ses amis. L’enfant de Fontaine fraîche était peintre à ses heures perdues. « J’adore les couleurs et les notes de musique », confie-t-il dans une interview à la chaîne El Djazairia. A la maison, Merzak Bagtache, gardait précieusement une guitare et un oud.

Le pouvoir des mots

« Je joue de la musique pour moi même, du tarab et de la musique classique, des notes de piano adaptées à la guitare », dit-il. L’homme, qui parle peu, accorde rarement des interviews aux médias. Lorsqu’il vient au Salon international du livre d’Alger (SILA), qu’il a fréquenté pendant vingt ans, il se fait discret, y compris dans les séances de vente-dédicace. « Les mots expriment mieux ce que je ressens et ce que je pense. J’écris et je lis sans cesse depuis mon enfance », se souvient-il. L’écriture et la lecture sont pour lui essentielles. Le reste? « Du vent ! ».

«Je dois écrire chaque jour»

Lecteur du Coran et des anciens poèmes arabes, le jeune Merzak est attiré vers l’écriture en lisant les contes des « Mille et une Nuit », un livre que son père Salah avait ramené de Tunisie dans les années 1950. « Aucun jour ne passe sans que je lise. Je dois également écrire chaque jour. L’écriture m’est venue d’une manière spontanée. A 13 ans, j’ai commencé à écrire sur l’Histoire de l’Algérie. A l’école, mes camarades appréciaient mes poèmes et ma prose. Mohamed Tahar Foudala et Omar Nouar, qui étaient mes enseignants, appréciaient mes textes », dit-il.

En 1962, il entame le travail de traduction par le roman « La terre et le sang » de Mouloud Feraoun. Il n’a pas cessé depuis après avoir décroché un diplôme d’interprétariat à la Faculté des lettres d’Alger (arabe-français).

«Le sang de la gazelle» et autres romans

Entre 1968 et 1976, Merzak Bagtache publie plusieurs nouvelles dans les journaux algériens comme Echaâb et El Moudjahid et dans des revues littéraires au Moyen-Orient. Son premier roman, puisé dans des souvenirs d’enfance, «Touyouroun fi al dhahira» (des oiseaux de l’après-midi) est publié en 1976, suivi, à partir 1978, par le recueil de nouvelles «Djaradou el bahr» (Les langoustes ).

Pendant plus de trente ans, il publie des recueils de nouvelles et des romans en arabe et en français comme « El Bouzat » (les vautours), « Bakaya korsane » (restes de pirates), « Dar Zeleidj » (la maison du zellige) , «Dam el ghazal» (le sang de la gazelle), «Moumes el bahr» (la prostituée de la mer), «Al rotb wa el yabis» (le mou et le dur), «Azzouz El cabran » (Azzouz le caporal), «Oughniyatou al baath oua el mawt» (la chanson de la résurrection et de la mort), «Madinatoun tajlissou ala taraf el bahr» (une ville assise au bord de la mer), et «El matar yaktoubou siratah» (la pluie écrit ses mémoires).

Des romans de questionnements

Merzak Bagtache revendique un certain réalisme dans sa littérature comme dans le roman «Khouya Dahmane» où il revient sur les violences des années 1990 en Algérie. «Je voulais comprendre pourquoi Ali tue un autre Ali, l’algérien tue un autre algérien. Je ne savais pas ce qui se passait dans le pays », dit-il.

«Azzouz El Cabrane» est un roman qui évoque les événements d’octobre 1988. Une partie de l’œuvre a été écrite avant ces émeutes qui avaient mis fin au régime du parti unique. « C’est un roman symbolique. Certains ont considéré le roman comme faisant partie de « la littérature islamique », ce qui est faux. C’est un roman sur l’homme et sur le monopole du pouvoir », explique-t-il.

« Le sang de la gazelle » est la suite de « Khouya Dahmane ». L’auteur revient sur l’assassinat « en direct » de Mohamed Boudiaf à Annaba en 1992. « Dans ce roman, je me suis interrogé sur l’idée de la mort d’autant que j’ai vu la mort de près », confie-t-il.

Tentative d’assassinat en juillet 1993

Le 31 juillet 1993, l’écrivain a fait l’objet d’une tentative d’assassinat commis par deux terroristes. Le tueur a tiré une balle dans la nuque de Merzak Bagtache alors qu’un deuxième assaillant a essayé de l’achever. Les cris des voisins, qui étaient présents pour une partie de jeu de boules dans le quartier de Fontaine fraîche, ont dissuadé les terroristes de terminer leur forfait et ont pris la fuite.

Après une hospitalisation de 45 jours à Aïn Naâdja, à Alger, l’écrivain a repris petit à petit ses activités mais avec une vue affaiblie et une voix presque éteinte. « Je me savais menacé et condamné, parce que j’étais journaliste, écrivain et surtout membre du Conseil consultatif national (CCN) mis sur pied par Mohamed Boudiaf avec 60 membres, dont une grande partie n’est plus de ce monde », se souvient l’écrivain dans une déclaration à El Watan.

Au moment de l’attentat terroriste, la victime lisait l’essai «Al Waad el haq» (la promesse juste) de l’égyptien Taha Hussein.

«Être ou ne pas être»

En 1992, les membres du CCN, Parlement transitoire désigné, étaient portés sur des listes de personnes à assassiner, établies par des groupes armés. Merzak Bagtache refuse la garde rapprochée proposée par la police. Même s’il n’aime pas la politique, l’écrivain a accepté de faire partie du CCN, créé après la désignation du Haut Comité d’Etat (HCE), autorité collégiale qui a remplacé le président Chadli Bendjedid, forcé à la démission. « En 1992, nous étions dans la situation d’être ou de ne pas être.

Quand on m’a contacté pour faire partie du CCN, j’ai refusé au début. On m’a alors convaincu que l’Algérie était en danger et qu’elle pouvait disparaître. Ma réponse était que je suis comme un djoundi de Novembre 1954, prêt au combat », souligne Merzak Bagtache. L’auteur, qui était membre du Conseil supérieur à l’information (CSI) et du Conseil supérieur de la langue arabe, est admis à la retraite en 1995.

«On m’a demandé de baisser la voix»

Merzak Bagtache est auteur également de centaines d’écrits, d’analyses et d’études dans la presse sur la culture, la pensée arabe, l’Histoire d’Alger et la littérature. Après l’indépendance de l’Algérie, il n’a pas pu avoir une bourse pour poursuivre ses études au Moyen-Orient. Il rejoint alors le journal Echaâb, cinq jours avant la parution du premier numéro, le 11 décembre 1962 avant d’intégrer le service technique de l’APS, Algérie Presse Service, à la rue Che Guevara à Alger. Encouragé par Mohamed Bouzid, directeur de l’APS et conseiller d’Ahmed Ben Bella, il rejoint la rédaction. « Je n’étais pas gêné à cause de mes articles sauf une fois lorsque j’ai abordé la situation d’Alger. On m’a demandé alors de « baisser » la voix.

La plupart des écrivains algériens étaient partisans du socialisme dans les années 1970. Ils ne s’opposaient donc pas à la politique de Houari Boumediène. On n’aurait gagné beaucoup de temps si l’ouverture avait eu lieu à cette époque mais Boumediène ne tolérait aucune opposition. A cause de cela, les acquis de ces années-là ont été dilapidés après sa mort. Si une opposition positive avait existé dans les années 1970, on aurait pu éviter les événements d’octobre 1988, et même les tragédies de la décennie noire », estime Merzak Bagtache.

«On me reprochait d’être berbériste»

Il se rappelle d’une exception, celle du célèbre poème de Omar Azeradj critiquant le FLN-parti unique : «ayouha el hizbou tajadad» (Ô parti renouvelle toi). Le poète a été forcé l’exil à Londres après ces vers « politiquement incorrects » à l’époque.

« Durant le règne de Chadli, la présence de la Sécurité militaire était plus forte qu’à l’époque de Boumediène. J’ai eu quelques problèmes. On m’a bloqué mon passeport pendant huit mois. Tahar Ouettar m’a dit plus tard qu’on me reprochait d’être berbériste alors que je ne l’étais pas. Je suis berbérisant car je ne peux pas renier la langue de mes parents. J’écrivais dans El Moudjahid Hebdo et je m’autocensurais », dit-t-il.

Une Révolution sans roman

Le grand sujet romanesque est, pour lui, la Guerre de libération nationale en Algérie. « La Révolution algérienne est restée sans roman. Les écrits sont rares à part ceux de Ferraoun, Dib et Kateb qui évoquaient les préparatifs à cette Révolution. Après, il n’ y a que les textes de Mouloud Mammeri et de Tahar Ouettar (le roman « L’As »).

Ce sujet reste actuel. On aborde dans les aspects liés à la Révolution, il n’y a pas d’interdits », déclare-t-il dans un débat. Merzak Bagtache n’a pas pu réaliser son projet d’écrire « un roman-fleuve » sur l’Algérie de 1830 à 1954. Il ne croit pas au conflit des générations dans le domaine de la littérature. Il trouve que les jeunes auteurs algériens en langue arabe apportent une nouvelle saveur et un nouveau souffle à l’écriture romanesque. « Je considère la littérature comme une sincérité à l’égard de la nature, de la société, des gens et de l’Histoire. J’écris sur ce que je connais ou sur ce que je prétends connaître », note-t-il.

En 2017, Merzak Bagtache, qui a souffert d’une certaine marginalisation de « la bien pensance » d’Alger, a décroché le prix Assia Djebar du meilleur roman en langue arabe pour « La pluie écrit ses mémoires ».

Fontaine fraîche, le quartier entre ville et campagne

Merzak Bagtache est né à Fontaine Fraîche à Alger, le 13 juin 1945. Ses grands parents, venus en bateau de Béjaïa en 1915, habitaient la Casbah d’Alger, à la rue de Thèbes (Boudries actuellement) avant de se déplacer à Fontaine fraîche. « Fontaine fraîche était un quartier qui rassemblait la ville et la campagne. On avance et on est dans l’une ou dans l’autre. On y trouvait des pins, des oliviers, des caroubiers, des herbes… Ce quartier, situé non loin de la Casbah d’Alger, était connu par ses puits et également par les familles qui y habitaient depuis le XIVème siècle dans d’anciennes maisons », se souvient l’auteur de «Khouya Dahmane ». 

A l’école du quartier

Il est passé par l’école coranique construite par El hadj Omar et appris l’arabe dans les deux classes créées par le poète Tahar Bouchouchi dans son quartier de naissance. L’école a été prise en charge ensuite par l’Association des Oulémas musulmans. Avec ses sœurs Khedaoudj et Bahia et et son frère Rachid, Merzak Bagtache a poursuivi ses études, à partir 1953, à l’école de la Chabiba islamiya djazaïria à Rampe Valley, à Alger, à l’initiative de Belkacem Rouag, un enseignant. Après 1956, les Baktache sont revenus à l’école de leur quartier.

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