Liban: «Il me semble que le mouvement de contestation ne peut plus s’arrêter»

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Joseph Moukarzel
Joseph Moukarzel
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Dans cet entretien, accordé à 24h.dz, le chercheur libanais et rédacteur en chef du journal satirique Ad-dabbour, Joseph Moukarzel, nous livre son point de vue sur les explosions du port de Beyrouth, leur impact tant à l’échelle locale qu’internationale.

24hdz : Les explosions qui ont ravagé le port de Beyrouth le 4 aout ont provoqué un mouvement de grogne populaire au Liban, mais aussi parmi la diaspora libanaise à travers le monde, quelle est votre lecture de la réaction de la rue libanaise à la suite de cet évènement ?

Joseph Moukarzel: L’explosion qui a ravagé Beyrouth est en fait la goutte qui a fait déborder le vase. Le choc a été amplifié par le fait que le Liban vit depuis près d’un an une grande crise économique et politique qui a fragilisé sa population. Mais la monstruosité de la chose réside dans le fait que les dirigeants étaient au courant de la présence d’une cargaison nucléaire au centre-ville depuis plus de six ans et n’ont rien fait pour éviter une catastrophe potentielle. En fait la pilule était trop grosse et trop empoisonnée pour être avalée par les citoyens, c’est pour cela que le choc s’est vite transformé en colère, et notre résilience légendaire en révolte. Une révolte interne car il est impératif de panser nos plaies en premier, mais qui se transformera très vite en révolution. 

Il faut savoir que la violence subie est inouïe, en quelques secondes c’est le cataclysme, le monde de tout un chacun a littéralement explosé dans un vacarme effroyable. On répète souvent la citation « la vie ne tient qu’à un fil » mais on n’y croit pas vraiment, cela s’est cruellement concrétisé à tel point que même les rescapés ne savent toujours pas par quel phénomène miraculeux ils sont encore en vie. Une chance que beaucoup n’ont pas eue.

Dans notre monde oriental nous tenons traditionnellement quarante jours de deuil. C’est le temps du dépassement du choc, le retour des « survivants » à la vie après le départ de leurs proches. Les psychologues disent que souvent on n’arrive pas à remplir le vide, en tous les cas le passage d’une vie a une autre déclenche un processus de mutation. Sans vouloir verser dans un domaine qui n’est pas le mien, il me semble que c’est ce qu’on vit aujourd’hui après une période de deuil à l’échelle nationale et diasporique. Le sentiment d’injustice et d’impuissance sont souvent ressentis plus âprement quand on vit à l’étranger, car il faut ajouter à tous les maux une culpabilité lourde à assumer.

24hdz : La rue libanaise a connu le mois d’octobre un grand mouvement de contestation politique qui s’est essoufflé en quelques semaines. Quel impact pourraient avoir ces explosions sur ce mouvement de contestation, dont on ignore les issues ?

En effet, une révolution populaire contre la corruption qui a ruiné le pays avait déjà commencé le 17 octobre 2019. Cette grogne comme vous l’appelez ne s’est pas essoufflée, elle s’est calmée suite à la démission du gouvernement Hariri et la formation d’un nouveau cabinet comportant des « spécialistes » de la société civile. Mais très vite on s’est rendu compte qu’en fait c’était un leurre de la part des chefs politiques véreux, et la grogne commençait à reprendre avant la catastrophe du 4 août.

Il me semble que ce mouvement ne peut plus s’arrêter. Il continuera jusqu’à ce que le vrai changement se fasse. L’explosion du 4 août a donné plus de force et de légitimité à la révolte car elle nous a projeté dans du surréel mortel. Les citoyens peuvent pardonner, ou du moins oublier ce qu’on leur a fait subir, mais surement pas ce moment de terreur, de destruction et de mort. En fait le silence actuel est si pesant, qu’il nous mine par son rugissant intérieur. Un grand feu couve sous les cendres.

24hdz : Comment se présente la situation politique actuellement après la démission du gouvernement et la nomination d’un nouveau premier ministre ?

Les changements politiques ont atténué la gronde populaire. La première fois on a donné le crédit au gouvernement de Hassan Diab sur base des promesses faites mais qui n’ont pas pu être tenues à cause des ingérences politiques. Aujourd’hui le nouveau premier ministre refuse qu’on lui impose des noms et tient bon malgré les pressions qu’il subit. Il faut dire que l’intervention salvatrice du président français Emmanuel Macron et les délais qu’il a imposé à la classe politique, lui permet d’ignorer les ordonnances des leaders des partis.

En fait, vu l’état catastrophique du pays, la seule voie de sortie de crise est l’acceptation par le parlement libanais du gouvernement de Moustapha Adib car la contrepartie c’est l’écroulement total du système, et la non-survivance de l’état du Grand-Liban qui paradoxalement vient de fêter le centenaire de sa création.

24hdz : Cet évènement (les explosions) a pris une dimension géopolitique importante, marquée notamment par une vive réaction française, dans un premier temps et ensuite étasunienne, pourriez-vous nous éclairer sur les faits ?

Les rapports entre la France et le Liban sont ancestrales et remontent même jusqu’aux croisades. Elles se sont amplifiées après la chute de l’empire Ottoman et la mise du Liban sous mandat français. Contrairement a d’autres pays méditerranéens, la séparation de la tutelle française et l’acquisition de l’indépendance du Liban en 1943 s’est passée sans trop de violence et les deux pays ont gardé des rapports très cordiaux, voire même affectifs. Le pseudonyme de la France au Liban est jusqu’à aujourd’hui « la mère affectueuse ». Plus d’un président Français, depuis Charles De Gaulle jusqu’à ce jour, ont qualifié les Liban de pays frère, ce que vient de répéter dernièrement le président Macron. Ce rapport privilégié n’est pas juste un discours politique ou de la langue de bois, à maintes reprises depuis la création de l’état libanais la France s’est mobilisée pour apporter leur soutien aux libanais, faisant face parfois des puissances alliées ou amies. Quand je dis la France je n’entends pas les politiques uniquement mais aussi le peuple français et la nation dans son ensemble. A maintes reprises aussi, la France a mobilisé les instances internationales pour aider le Liban, politiquement, économiquement, ou sécuritairement. Et c’est effectivement ce qui se répète aujourd’hui.

Après la catastrophe du 4 aout, le monde entier s’est mobilisé pour porter secours au Liban et des aides humanitaires ont afflué de partout. Ces mains tendues ont aidé les libanais à se relever et reprendre le combat pour la vie, ou la survie. Mais la France est allée plus vite et plus loin, deux jours après la catastrophe le président Macron débarque à Beyrouth pour prendre la situation en main après avoir pris contact avec de nombreux pays d’Europe, les Etats-Unis et les Nations-Unies qui l’ont pratiquement mandaté. De plus l’objectif qu’il s’est mis n’est pas uniquement l’assistance humanitaire des sinistrés, mais aussi la reconstruction politique économique et financière du pays qui chavire.  

Les pays donateurs que la France mobilise n’ayant plus confiance dans l’administration étatique libanaise, il fallait trouver une plateforme capable de gérer en toute transparence la distribution des donations dans l’urgence. Seules les structures onusiennes sur place, qui s’occupent des réfugiés palestiniens et des déplacés syriens, ont une structure capable de le faire avec l’aides des ONG locales habilitées internationalement. Et c’est donc ces organismes qui ont été mandatés pour faire le travail de terrain.

On peut dire que dans notre malheur nous avons eu beaucoup de chance de nous retrouver autant entourés par des pays et des peuples qui nous aiment vraiment, pour ce que nous sommes et non pas ce que nous possédons.

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