Les crises mondiales et les nouveaux ordres et désordres sociaux

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Les crises mondiales et les nouveaux ordres et désordres sociaux
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Ce que je voudrai essayer de traduire dans ce texte qui restera cependant quelque peu sous-jacent, c’est le point auquel, il me semble, sont parvenus des économistes tels Daru Acemoglu et Dani Rodrik : premièrement, derrière le développement de l’économie de marché se trouvent des arrangements sociaux et deuxièmement, ceux-ci ne sont pas exportables. Il y a ainsi des arrangements sociaux favorables au développement du marché et d’autres qui le contrarient.

Il fut un temps où des socialistes européens à la suite de Karl Polanyi opposaient société et société de marché, se refusant de confondre économie de marché et société de marché. Ils entendaient par société de marché, une société qui pousse toujours plus loin la production, le champ d’action du marché, la marchandisation de ses transactions, sans souci des conditions de reproduction des facteurs (du milieu vivant, humain et non humain) que la production humaine ne produit pas, sans souci du caractère foncièrement destructeur de la production, d’une « destruction créatrice » (J. Schumpeter) toujours plus destructrice.

La société devait se défendre du marché, défendre les conditions non marchandes de l’économie, la production capitaliste étant devenue dangereusement destruction de son milieu naturel et social. L’économie devait être « réencastrée » dans la nature et la société, mise à sa place et non pas les dominer. Soit une économie de marché, une production contenue dans les limites de la reproduction de la société et de la planète et non une société n’obéissant qu’à la compétition et à la croissance de la production marchande.

Cette notion déclassée aujourd’hui du fait de l’incapacité du marché à absorber la société, n’en a pas moins laissé derrière elle l’inquiétude qui la justifiait. On est désormais simplement inquiet de la trop grande pénétration sélective du marché dans l’ensemble des domaines de la vie. La production fabrique de plus en plus nombreux hybrides (humains augmentés de non humains), mais aussi de plus en plus de destructions et de déchets humains.

La morale et le marché

Un ouvrage célèbre du philosophe américain MICHAEL J. SANDEL en porte le souci : « Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché.» Dans cette problématique, c’est la morale qui prendrait la défense de la société, qui mettrait l’économie à sa place. Cela nous rappelle un vieux débat apparu avec la naissance de l’économie politique : la fable des abeilles de Mandeville « les vices privés font la vertu publique » et la main invisible d’Adam Smith. Mais la morale de SANDEL, à la différence de celle de Smith et de Mandeville, reste à l’extérieur de l’économie. Ses limites sont externes, le problème se déplace alors : il faut s’interroger sur la place et le champ d’action de la morale dans la société et non plus sur la place et le champ d’action du marché. Mais il n’est pas traité. J’opposerai pour ma part, à titre d’hypothèse, à cette morale extérieure/transcendante, une morale dans l’économie et une économie dans la morale. Il ne faut pas s’étonner, à mes yeux, qu’une morale extérieure ait pour résultat de laisser l’économie sans morale.

L’auteur s’appuie sur un certain nombre d’exemples concrets. Il ne s’interroge pas sur la morale comme il le fait à propos du marché. Voici son exemple emblématique : la crèche israélienne. Celle-ci « a décidé d’appliquer des amendes financières aux parents qui viennent récupérer leur enfant trop tardivement. La conséquence ne s’est pas fait attendre : les retards se sont multipliés. En effet, les parents ont instrumentalisé la mesure prise par la crèche pour l’ériger en tant que nouveau « service » : en échange d’une compensation financière, l’on pouvait arriver en retard tout en ayant bonne conscience. Le fait de payer l’amende les dédouanait de leur obligation d’arriver à l’heure. »

L’auteur enferme la question économique dans des limites morales qu’elle n’a pas : avec l’amende, les parents ne sont plus « obligés » d’arriver à l’heure. Les parents n’ont pas confié leurs enfants à la crèche sur la base d’un contrat moral, la crèche n’est pas la famille dont on a abusé des services et vis-à-vis de laquelle on aurait des problèmes de conscience.

La crèche n’abuse pas de ses employés à la suite de l’abus des parents. Les rapports contractuels entre la crèche, les clients et les employés sont clairs et respectés. Par contre, si la crèche voulait minimiser les heures supplémentaires de ses employés parce qu’elle veut faire respecter des horaires, elle aurait mieux fait de faire « payer » moralement ses clients plutôt que financièrement.  Le contrat aurait été autant moral que financier. Mais sinon que diable est allée faire la morale dans cette galère ? Il est vrai que confier ses enfants à d’autres que soi n’est pas toujours une simple affaire économique, mais là n’était pas la question.

Une morale qui a prise sur l’économie et sur laquelle l’économie a prise est interne à la pratique économique. Il n’y a pas morale d’un côté et économie de l’autre, il y a économie moralement acceptable et une morale économiquement acceptable. Car, comment une morale extérieure peut-elle prétendre régenter l’économie sans être totalitaire ? Prétention totalitaire que de vouloir que des principes, le rationnel, puissent subsumer le réel. La morale devrait être une morale de la pratique économique, autrement dit des mœurs économiques et une morale autant ex ante qu’ex post, des valeurs de la pratique économique, même quand elle est inspirée par des principes et des dogmes qui doivent alors être intériorisés. Ce que l’on peut reprocher à une telle approche morale, sans dénier à l’économie politique une dimension morale, c’est son extériorité, son détachement du souci de la reproduction des conditions d’existence de la vie en général. Le social et le naturel, la morale et l’économie sont ici dissociés, par conséquent les « limites planétaires »[1] de la production et la production de déchets (humains et non humains) sont alors ignorées.

Ce qui est donc recherché, c’est non pas une société dans le marché, dominée par l’économie de marché où, à la suite de Karl Polanyi, on montre que l’extension de la production marchande détruit société et nature, détruit en consommant des facteurs qu’elle ne reproduit pas (capital naturel), sépare les individus en début de parcours en les spécialisant, mais ne les réunit pas en fin de course pour faire société[2]. Avec le développement de la production marchande, de la division du travail et de la spécialisation, nous dépendons d’un plus en plus grand nombre de personnes qui n’ont nul besoin d’entretenir des rapports de familiarité. Pour beaucoup d’entre eux, les rencontres avec les produits qu’ils vendent sur les marchés qu’ils fréquentent suffisent. Bref, nous dépendons de plus en plus d’étrangers, d’un monde d’une familiarité limitée, sur lesquels nos prises sont incertaines.

Avec la guerre en Ukraine et la « rivalité systémique » déclarée de la Chine par l’Occident, cette indifférence à l’égard des gens avec qui nous échangeons est mise en cause. On s’abstient, ou on veut s’abstenir, d’échanger avec des gens qui désormais entretiennent avec nous des rapports « inamicaux ». La compétition pour l’hégémonie entre la Chine et les USA, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, la crise climatique, ont posé la question de savoir à qui profitent les interdépendances créées par la globalisation et pour quelles conséquences. De voir qu’elles ont profité davantage à la Chine et aux pays émergents fait réagir l’Occident de manière guerrière. La rivalité systémique et la guerre ont introduit dans les échanges avec les étrangers la différence entre les amis, les ennemis et les autres. Il faut affaiblir celui qui nous combat, porter atteinte à ses ressources. Avec les sanctions économiques, l’économie apparaît pour ce qu’elle est, la servante, la logistique, du militaire.

Les interdépendances étant ce qu’elles sont, il faut ne pas échanger avec le rival pour l’affaiblir et non s’affaiblir. Les sanctions économiques sont des armes à double tranchant. Il ne faut pas acheter à la Russie son gaz et son pétrole, mais il ne faut pas en souffrir plus qu’elle. Les USA qui crie haut et fort que leur ennemi principal est la Chine, envisage de réduire les taxes sur les produits chinois pour éviter que l’inflation ne réduise singulièrement le pouvoir d’achat des Américains au moment précis où la Chine adopte une stratégie sanitaire qui freine les échanges : la santé d’abord, l’économie ensuite dit-elle dans sa compétition idéologique.

En effet, en décidant que la santé doit primer sur l’économie avec une politique zéro Covid, elle réduit ses échanges avec le monde extérieur et contrarie la politique de défense du pouvoir d’achat US. Les USA ne manquent pas d’accuser la Chine de ce comportement inamical. En faveur de qui la balance des rapports de forces va-t-elle pencher ? On pourrait dire qu’une telle politique américaine de lutte contre l’inflation va attiser les oppositions au sein des producteurs chinois qui se soucieraient davantage de leur situation matérielle que de la santé d’une société chinoise vieillissante, à la différence du Parti communiste chinois. Certaines réactions chinoises laissent penser une certaine rigidité, une certaine difficulté à se tourner vers le marché intérieur, des producteurs chinois. Certains pourront dire que l’opinion occidentale ne doit pas être déçue, elle veut et doit être dupée.

Il n’est donc pas sûr que les sanctions économiques contre la Russie, dans le cours desquelles semble s’inscrire la politique zéro-Covid et l’accentuer, ne se retournent pas contre l’Occident lui-même. À moins que l’Europe réussisse à transformer cette crise en opportunité : elle pourrait obtenir de la société une austérité/sobriété qu’elle ne pourrait pas obtenir autrement pour réaliser la nécessaire, mais douloureuse transition énergétique. En effet, face à la crise climatique, les autorités politiques démocratiques doivent faire face aux « rigidités » des puissants producteurs et consommateurs.

Les sanctions économiques qui ont visé à séparer les sociétés de leurs dirigeants, en leur rendant la vie plus difficile, ont échoué. Les sanctions économiques ont durci le régime iranien, elles ne menacent pas son existence quoiqu’elles puissent affecter ses performances. Elles ont tendance à renforcer le lien entre ses dirigeants et la société engagée. Car de vouloir punir les dirigeants, le régime, les sanctions punit d’abord la société qui en retour ne se défait pas comme attendu de ses dirigeants. Les sociétés peuvent refuser de répondre aux « incitations » extérieures. Les sanctions peuvent accroitre la souffrance des uns et la détermination des autres.

Par ailleurs, les sociétés sous sanctions économiques ne sont plus dupes : les sanctions sont moins conçues pour défaire des autorités despotiques, instaurer la démocratie, que pour soumettre ces mêmes autorités à une volonté extérieure.

Il est fort souhaitable que l’Afrique qui s’est abstenue de prendre parti pour les sanctions économiques contre la Russie puisse approfondir sa démarche, profiter du cours des choses pour sortir de la gravitation autour des centres de gravité étrangers. Mais les opportunités arrivent probablement trop tôt.

Les arrangements sociaux précèdent les transactions marchandes

Dans son livre « ce que l’argent ne saurait acheter », le philosophe américain déplore l’absence dans la vie politique de débat qui puisse examiner sérieusement le rôle et le champ d’action du marché. Le rôle du marché est d’effectuer des transactions monétaires. Tant que les transactions peuvent régler les différences de potentiel à la base des échanges (ex. j’ai du temps et pas d’argent, il a de l’argent et pas de temps), le marché est dans sa fonction. Une structure des échanges permet d’établir des rapports sociaux pacifiés, une structure sociale. Tolérer certains échanges, c’est tolérer certains rapports sociaux, une certaine division du travail. Le marché est le visiteur du soir, il arrive quand la société est prête à concéder un rapport social, une transaction. Quand un ennemi est défait et doit accepter un traité, par exemple. Ainsi le gouvernement indépendant d’Haïti qui a dû indemniser les anciens propriétaires d’esclaves des pertes qu’ils ont subies après que les esclaves se soient libérés. Les esclaves devaient racheter leur liberté et ne pouvaient pas réclamer des dédommagements pour leur mise en esclavage. Celui qui ne pouvait nourrir sa famille, autre exemple, pouvait confier un de ses enfants à autrui pour sauver sa vie et celle de son enfant ; ou autre exemple, partir en guerre contre le riche pour lui arracher une partie ou le tout de ses réserves.

Une société, comme la société « segmentaire », qui ne pouvait tolérer qu’un individu soit exproprié de sa terre, son moyen de subsistance, et transformé en prolétaire, n’acceptera pas que la terre soit une marchandise. On ne peut pas, à proprement parler, parler de valeurs marchandes, mais de valeurs non marchandes qui rendent possible un échange marchand. Une société qui accepte qu’un individu soit séparé de ses conditions de subsistance (ne puisse pas subsister de par lui-même), mais refuse qu’il puisse disposer d’un autre individu, autrement que d’une partie de son temps, tolèrera le salariat, mais pas l’esclavage.

Qu’une société qui accepte que certains soient propriétaires de moyens de production et d’autres non, qui décide que la règle qui organise leurs rapports soit le contrat entre parties juridiquement égales, ne tolèrera pas qu’un individu dispose d’un autre individu autre chose que ce que ce dernier et la société lui accordent. Une société qui institue l’école obligatoire ne permet pas que des parents puissent disposer librement de leurs enfants. Elle interdira le travail des enfants et s’indignera de ce qu’un parent fasse travailler son fils ou sa fille. Des arrangements sociaux précèdent les transactions marchandes. Le marché libre n’est libre d’exécuter que les transactions que les arrangements sociaux permettent. Les sociétés africaines sont instables parce que leurs arrangements sociaux le sont et ne permettent pas aux échanges de former des centres de gravité endogènes.

En vérité ce dont s’indigne SANDEL, c’est le caractère foncièrement esclavagiste de la société américaine, dont l’histoire consiste en un réaménagement permanent de cette société originairement esclavagiste. Elle s’est érigée contre le féodalisme, sans toucher à son fondement esclavagiste. Dans une telle société qui tolère une division sociale fondamentale entre possédants et non-possédants, où l’individu jouit d’une propriété privée exclusive et de la liberté de disposer de soi, tout finit par se vendre. Tant que la société butera sur cette division fondamentale, son sens de la justice ne pourra que s’indigner moralement, en essayant de se protéger de la destruction par des limites juridiques.

Quant au champ d’action du marché, il doit pouvoir être le plus large possible afin de donner une vie matérielle la plus riche possible. Plus nous travaillons pour un nombre important de personnes et plus un nombre important travaille pour nous, plus nous sommes riches et puissants. Dans le passé préindustriel, plus un individu disposait de serviteurs, plus il était « riche ». Les hommes riches étaient des guerriers qui soumettaient les autres à leur propriété. Aujourd’hui, plus on dispose de machines à son service plus on est riche et puissant. Les guerriers doivent se soumettre des machines qui sont et seront fabriquées. Les professionnels de la guerre qui ont voulu se réserver les machines n’ont pas triomphé.

Les vainqueurs ont partagé les usages de ces machines avec la société qui supporte leur production en retour. Pour parler comme Pierre Jancovici, on était riche du nombre d’esclaves (de choses humaines) que l’on possédait, on est riche du nombre d’esclaves mécaniques (de choses non humaines) qui sont à notre service. Ici la morale a une place claire : on est riche du nombre d’objets que l’on extrait du monde. Aujourd’hui la nouveauté, c’est que ces objets sont encombrants, c’est que ces « esclaves mécaniques », en se multipliant, consomment plus de vie, de matière et d’énergie fossiles qu’il ne peut en être produit, produisent plus de déchets qu’il ne peut être éliminé, détraquent ainsi les équilibres sociaux et naturels. Ils se substituent au travail humain et fabriquent des populations inutiles. Leur développement ne peut être donc illimité.

Le marché rencontre donc des limites externes, les limites planétaires, et des limites internes, l’offre ne produit plus sa demande, crée des congestions dans la circulation et ne distribue plus les revenus qui permettent de l’acheter. Vers quels réaménagements de la société de nature esclavagiste se dirige-t-on ?

Nous restons dans la même problématique : dans les nouvelles limites de la production, le plus riche et le plus puissant est celui qui peut mettre en œuvre le plus d’esclaves mécaniques. Un continent comme la Russie qui possède la matière et l’énergie non humaine ne doit pas posséder les machines les plus puissantes, si on veut l’empêcher d’être une puissance rivale. Elle doit rester soumise à une division internationale primaire du travail : à elle les matières premières, aux USA, et leurs suivants, les machines. L’Allemagne ne doit pas disposer d’une énergie bon marché pour développer sa puissance industrielle, cela déséquilibre les comptes extérieurs US.

La guerre de la Russie contre l’Ukraine est envisagée par les USA comme une politique de réduction de la compétition qui menace l’hégémonie US. On chante l’unité occidentale avec la guerre contre l’Ukraine, en vérité on fait semblant de ne pas voir que les USA travaillent pour une hégémonie anglo-saxonne, jouent des divisions de l’Europe et mettent en demeure cette dernière d’accepter une certaine division du travail avec eux. Certains sont attachés à une telle hégémonie américaine, ainsi de la Pologne et des pays de l’Est qui veulent se protéger de l’Allemagne, alors que cette dernière doit se rappeler qu’elle a été la vaincue de la Seconde Guerre mondiale.  

Le champ d’action du marché doit donc être le plus large possible étant donné des arrangements sociaux acceptables. La compétition internationale dominée par l’Occident doit accepter les arrangements sociaux de celui-ci afin qu’il puisse demeurer le centre de gravité du monde. Il devient de plus en plus net que les arrangements sociaux ne sont pas exportables, les pays qui ont réussi à étendre le champ d’action de leurs échanges, et en voie de développer leur économie de marché, sont ceux qui ont pu définir les arrangements qui ont permis une telle extension.

Il faut bien constater cependant qu’étendre le champ d’action du marché ne préfigure pas de la distribution de ses centres de gravité. Tous les pays du monde ont connu une extension considérable du champ d’action du marché, mais peu ont réussi à en apprivoiser les forces. On peut dire aujourd’hui que les USA visent à priver la Chine d’une telle intériorité économique en s’efforçant de la faire avorter. Ils poussent la Chine à se priver de la contribution technologique internationale par leur attitude et leurs sanctions afin que ne puissent pas se former et se stabiliser ses centres de gravité intérieurs.

Extension du marché et configuration de ses centres de gravité

Un marché étendu ne peut donc se préserver face à des sanctions économiques extérieures que s’il est en mesure de s’auto-entretenir. Ce qu’il ne peut faire que si l’extension de son champ d’action s’est accompagnée de la formation de centres de gravité qui prennent de la consistance avec ces sanctions. Il doit pouvoir comprendre les retournements de situations, tels ceux qui se sont produits entre les puissances émergentes et les anciennes puissances : situations de marché favorables aux dernières au départ puis défavorables, d’amicales au départ puis inamicales. L’économie doit pouvoir être à double circulation, s’étendre au monde pour constituer des centres de gravité, être en mesure de se restreindre autour de centres de gravité endogènes avec la réduction du champ d’action du marché.

Ces deux capacités, s’étendre le plus largement possible en situation de paix et se restreindre à soi-même en situation d’adversité, supposent une certaine capacité d’adaptation, une certaine « flexibilité » des offres et des demandes, soit fondamentalement, une certaine résilience de la société.

La guerre actuelle en Ukraine, la « rivalité systémique » entre la Chine et les USA et la crise climatique, vont mettre à l’épreuve la résilience de toutes les sociétés du monde, qu’elles soient ukrainiennes et russes, ou européennes, nord-américaines, africaines et autres. Résilience de ces centres de gravité qui exprime la capacité de la société, des sociétés à s’organiser et vivre autour de certains échanges.

Le marché ne peut plus se penser autrement qu’à des échelles régionales. Ce qui est en question, c’est la distribution internationale de ses centres de gravité. Les échanges d’une nation ne peuvent dépendre exclusivement de centres de gravité extérieurs, comme ils ne peuvent compter exclusivement sur des centres internes de gravité. Le capital politique d’une nation s’épuise s’il ne s’arme pas des autres formes de capital. Les centres nationaux de gravité se défont s’ils ne sont pas associés à des centres de gravité extérieurs pour constituer une société/économie qui se suffise. C’est dans le cadre d’une configuration des centres de gravité qui peut réaliser une telle suffisance que réside l’autonomie de décision. Nous sommes globalement devant la situation suivante : à l’Occident la technologie, au reste du monde les matières premières, dont les céréales et l’énergie.

Si les pays réémergents dont la Chine, l’Inde, la Turquie, l’Iran et émergents tel le Brésil, les Émirats arabes unis pour ne citer que ceux-là, tournent le dos au chantage technologique occidental, s’ils réussissent à produire la technologie dont le reste du monde a besoin, le bloc occidental ne pourra rien faire face au retournement du marché qui leur est défavorable. Il suffit que le monde non occidental refuse l’affrontement qui est proposé par la Russie et les USA, se détache des problèmes de l’Occident pour s’attacher à ses propres problèmes, pour que se dégagent les nouveaux centres de gravité mondiaux dont il a besoin.

En guise de conclusion. S’attacher à la résolution de ses propres problèmes, c’est définir correctement les arrangements sociaux qui permettront à la société de se mettre en ordre. Sans cette mise en ordre, on ne peut envisager une compétition à la mesure de la compétition internationale. On ne peut pas aussi, sans cela, envisager ni un « encastrement » de l’économie dans la société ni une extension des échanges qui puisse permettre la formation de centres de gravité , soit une transformation de flux externes en flux internes, puis en flux internes s’auto-entretenant.  

Les crises mondiales actuelles offrent des opportunités différentes à chaque région, à chaque pays. Qui sera en mesure de les saisir ? D’établir les bons arrangements sociaux, la bonne extension du marché et la bonne configuration des centres de gravité économiques à même de soutenir l’autonomie de la décision politique ? Certainement pas ceux qui voudront imposer un cours au monde, mais plutôt ceux qui au plus près de ce cours pourront emprunter les bifurcations qui peuvent conduire à la formation d’un nouveau cours. Je parie sur la Chine, l’Inde et l’Europe, si ces régions arrivent à converger quant à la transition énergétique, autrement dit à rester compétitives, c’est-à-dire les moins affectées par les congestions et les inégalités internes, tout en réduisant leur consommation énergétique, le nombre de leurs esclaves mécaniques. L’Afrique peut-être, non par dessein, mais plutôt par nécessité et humilité.   


[1] 9 grands équilibres conditionnent notre vie sur terre. https://fr.wikipedia.org/wiki/Limites_plan%C3%A9taires

[2] La fabrication de l’homme inutile (la pire des inégalités selon Pierre Noël Giraud) et la destruction du capital social de Robert Putnam.

DERGUINI Arezki

Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif
ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

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