Construire les hiérarchies sociales dans le respect mutuel et la reconnaissance

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L’affaire Djabelkhir nous offre le prétexte pour reparler de la différenciation sociale, de l’autonomie des différents champs sociaux et par conséquent des différentes compétitions sociales et des rapports entre les différentes hiérarchies sociales
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L’affaire Djabelkhir nous offre le prétexte pour reparler de la différenciation sociale, de l’autonomie des différents champs sociaux et par conséquent des différentes compétitions sociales et des rapports entre les différentes hiérarchies sociales. Notre thèse est la suivante : nous ne sommes pas encore arrivés à différencier les champs sociaux, nous persistons à brouiller les différentes compétitions sociales et à confondre les différentes fonctions sociales.

Tant que la société n’aura pas différencié ses champs sociaux, que ceux-ci n’auront pas établi leurs autorités et leurs consensus, elle ne pourra pas maitriser ses débats, construire de raisonnements publics en mesure de rationaliser son activité et l’individu ne pourra pas faire ses « courses » sur les différents « marchés ».

On ne se préoccupe pas suffisamment du problème cardinal de la maitrise du débat. Il ne suffit pas de débattre pour trouver une issue acceptable au débat. Quand ceux qui peuvent maitriser le débat voudront bien débattre, une issue pourra se trouver[1].

Djabelkhir n’est pas regardé comme un anthropologue, mais comme un militant, d’un parti politique de surcroit non reconnu[2]. Cela par un autre scientifique, ignorant de la matière scientifique, qui recrute un groupe d’avocats et interpelle la Justice. Ils jugent des effets non scientifiques des énoncés de Djabelkhir que celui-ci refuse de prendre en compte[3].

Djabelkhir lui-même ne fait pas la différence entre ses différentes casquettes, scientifique et autres. En fait il pense que sa casquette de scientifique l’autorise à porter toutes les autres. Il est victime, comme beaucoup, de la croyance que la science est au-dessus de tout. Certains doivent ricaner dans leur barbe. Leur Science est leur religion et les autres religions des superstitions. Son point de vue n’est pas un point de vue qui s’adresse d’abord à ses pairs et ensuite à la société[4].

Son « affaire » n’est pas portée à la « justice » de ses pairs, mais à celle de la justice commune à tous. Il est accusé de vendre une marchandise non autorisée, d’entrer dans un marché qui lui est fermé. En fait il dispute des autorités religieuses et politiques qu’il n’a pas le droit de disputer, aussi fera-t-on appel, pour lui, à l’autorité suprême pour mettre chacun à sa place. Les observateurs ne parlent de ce droit, la majorité le considère comme acquis, alors qu’il ne l’est que dans la doxa.

L’autonomie du politique et du religieux

Il ne faut pas confondre séparation des champs sociaux, autonomie de leurs autorités, et séparation des dimensions politiques et religieuses dans la vie sociale. La laïcité française qui tend à confondre séparation des autorités et athéisme n’est pas représentative des rapports entre religion et politique en Occident.

Il y a bien une opposition entre différenciation et indifférenciation du politique et du religieux dont il faut rendre compte plutôt qu’ignorer. Contrairement à l’autonomie/séparation des autorités politiques et religieuses, la séparation du politique et du religieux chez l’individu est séparation du social et du politique. Séparer le politique et le religieux chez l’individu, c’est établir une barrière à l’entrée du champ politique. « Si tu ne peux pas laisser la religion à la porte de la politique, tu ne peux pas entrer ».

Le champ religieux est précisément le champ qui permet à l’individu de penser les effets/conséquences politiques de ses choix religieux. Instruit par ce champ, il peut alors entrer en politique sans se réclamer d’une religion, mais d’une politique. On peut alors justifier une conduite étant donné les conséquences sociales, économiques ou psychologiques d’une telle conduite. En même temps, interdire l’entrée en politique sous prétexte d’interdire l’entrée de « marchandises » religieuses, c’est se focaliser sur le côté religieux de la marchandise et non sur les autres côtés. C’est ne pas voir l’humain dans le croyant, mais le seul croyant.

Par contre, séparer les champs sociaux, celui politique de celui religieux, c’est spécialiser les compétitions et les hiérarchies, favoriser les conditions d’une accumulation de leurs capitaux ou leurs compétences (bienfaits de la division du travail).

Autrement dit, c’est accorder une liberté à la société par rapport aux sociétés et hiérarchies religieuses d’un côté (chaque consommateur est libre de faire les achats qui lui conviennent sur le marché religieux) et une liberté des sociétés et hiérarchies religieuses par rapport à la société de l’autre côté (elles sont libres de diversifier leurs offres et de les certifier). La société dépendant aussi des autres sociétés et hiérarchies (autorités) qu’elles soient militaires, scientifiques ou économiques pour ses « courses » et ses « marchés ».

La séparation des champs sociaux de compétition et d’accumulation différencie la société et forme des sociétés spécialisées : sociétés militaires, civiles marchandes ou culturelles, scientifiques ou religieuses. La société politique est particulière en ce qu’elle implique toute la société et se situe au centre de la constellation des autres sociétés spécialisées. Elle est le lieu où la société se préoccupe d’avoir un point de vue global et non plus spécialisé. Elle est le lieu où se produit une autorité en mesure de commander aux autorités spécifiques sans restreindre leur liberté.

Autrement dit, où se produit une autorité en mesure de faire coopérer les autres autorités autour des objectifs communs qu’elles portent.

La confusion des champs sociaux  

Mais quand les champs sociaux sont faiblement différenciés (donc les sociétés spécifiques faiblement autonomes et cohérentes), que leurs hiérarchies sont mal assurées (leur autorité ne s’appuyant sur aucun consensus) les choses sont plus compliquées. La confusion règne autant dans le champ politique que dans l’individu. L’individu a de la peine à faire son « marché », il ne peut pas faire son chemin entre les différentes autorités, construire sa vision du monde. Il ne faut pas le lui compliquer davantage. La société ne peut pas construire son autonomie vis-à-vis des hiérarchies sociales, ni les sociétés particulières leur autonomie vis-à-vis de toute la société. Pas de liberté politique et pas de liberté académique.

On peut dire que la longue période coloniale a livré une société déstructurée qui s’est organisée autour d’une structure militaire. La société postcoloniale n’est pas encore sortie de cette configuration. Nous vivons encore sous l’ère de la confusion/indifférenciation des pouvoirs : militaire, politique, économique, scientifique et religieux.

L’autonomisation de ces pouvoirs ne se décrète pas. Elle se construit dans le respect mutuel et la reconnaissance des réalisations. Elle consiste en une différenciation des champs de la compétition sociale (un développement de la division sociale du travail si l’on préfère) et l’émergence de leaders et d’organisations leur sein. Les deux tendances à la différenciation et à l’indifférenciation seront toujours actives dans la société, la question est de savoir comment elles feront « ménage ».

J’ai longtemps soutenu que l’autoritarisme trouvait un de ses fondements dans le hiatus existant entre la société et le monde. Ce hiatus enlève à la société la possibilité de comprendre le monde et d’y faire son chemin et aux élites la possibilité de comprendre le monde ET la société. Il met les élites en porte-à-faux, les unes avec le monde, les autres avec la société. La démocratie – vivre en paix avec le monde et les siens, avoir confiance dans les autorités – ne peut pas se construire sur ce hiatus.

Les constructeurs de la démocratie, du pouvoir de la société sur le monde, du pouvoir de la société sur ses élites, doivent d’abord mettre fin à ce hiatus. Dans quels cadres ces autorités peuvent-elles éclore, se développer dans le respect mutuel et la reconnaissance, et éclairer les chemins que la société peut choisir d’emprunter pour sa satisfaction ? L’« État central » a nationalisé, bureaucratisé les organisations.  

À la différence d’autres nations (de l’Est asiatique en particulier avec ses régimes politiques divers : Corée du Sud, Singapour, Vietnam) le développement des élites est resté limité et leur différenciation est restée confuse. L’« État central » a rompu les liens concrets entre les individus pour les soumettre au chaos des « nouveaux centres de regroupement ». Il a détruit les conditions d’exercice du respect mutuel que se devaient les personnes d’interconnaissance. Il a malheureusement entretenu le désordre dans la compétition sociale et l’autoritarisme dans sa gestion.

Dans la société précoloniale, le politique s’entretenait du religieux, de l’ « économique » et du « militaire » sans leur être soumis. Dans la démocratie villageoise, ni le cheik, ni le riche ou le puissant ne faisaient la loi à la place de l’assemblée. Dans la cité mozabite où les champs sociaux étaient plus différenciés, la loi n’avait pas besoin du monopole de la violence pour s’appliquer et se faire respecter.

Le religieux, le militaire et l’économique quand ils devaient se différencier étaient au service du politique qui ne se confondait ni avec l’un, ni avec l’autre. Car le politique accorde, il ne soumet que lorsqu’il est lui-même soumis.

Autonomisation et interpénétration des champs sociaux

La société doit différencier ses champs de compétition pour accumuler les différentes formes de capitaux et de compétences. Elle doit veiller à ce que ces champs ne soient pas soustraits par leur hiérarchie à sa compétition, à ce qu’ils ne forment pas de société à part. Elle doit préserver son autonomie vis-à-vis de chaque hiérarchie/autorité.

Chaque individu doit s’engager dans un champ différencié, dans une compétition particulière, mais il appartient à une société où chaque champ particulier n’est justifié que par sa participation à la compétition générale, qui est d’abord une compétition internationale. Les différentes autorités doivent instruire celle politique et la société doit se défendre de la propension de chaque autorité à monopoliser la décision collective. Telle est une définition acceptable de la démocratie.

Une formation démocratique ne peut donc pas être décrétée par un pouvoir central, ce dernier peut être favorable ou défavorable, à l’image de toute hiérarchie et autorité. Elle concerne des dispositions sociales et une politique pratique de différenciation et d’indifférenciation des champs de la compétition sociale et des hiérarchies sociales. Il devrait être clair que la compétition stratégique est technologique et que cette compétition est autant civile (économique et scientifique) que militaire. La guerre a changé de face et le véritable guerrier n’est plus celui d’hier[5].

Les hiérarchies sociales doivent faire de nécessité raison. Pour l’heure, l’ « État central » soumet les champs sociaux et leurs hiérarchies à l’autorité du champ militaire. C’est la façon dont la société fait encore l’unité entre ses différentes activités. Le pouvoir militaire ne peut pas consentir à la liberté politique et à la liberté religieuse tant qu’il partagera avec la société une méfiance à l’égard d’une réelle différenciation.  

Dans quels cadres et processus un individu peut-il être à la fois citoyen d’une nation et membre d’un village/quartier, d’une confrérie ou d’une « armée » particulière ; être ceci et cela, passer d’un rôle à un autre sans trahir ? Dans quels cadres les individus peuvent-ils différencier leur indifférenciation (frères fondamentalement semblables, mais devenant fonctionnellement différents, supérieurs et subalternes) et indifférencier leur différenciation (redevenir semblables et égaux après avoir été fonctionnellement différents et inégaux) ? Dans des cadres où l’interconnaissance, la confiance et la reconnaissance rendent tous les mélanges possibles.

Le réel combat de Djabelkhir au-delà de son caractère polémique est scientifique et politique, autrement dit particulier et général. Il concerne la société religieuse d’un côté : quelle place accordée aux confréries ? et toute la société : peut-on faire confiance aux confréries ?. Il consiste donc à faire de la place aux confréries, à des collectifs et leurs autorités, à côté d’un islam unitaire en introduisant un pluralisme dans les hiérarchies religieuses. Il exige une réconciliation entre Ulémas et confréries, une division apaisée du champ religieux.

La société, dans ses différentes composantes, est-elle prête à faire de ces divisions religieuses un facteur de puissance et de cohésion sociale de sorte qu’elles puissent faire confiance aux confréries ? Je le crois personnellement, à condition que la confrérie apporte ce que n’apporte pas la religion unitaire : la formation de collectifs efficaces du point de vue des autres sociétés. On sait le rôle économique et social qu’elles peuvent jouer.

Les solidarités et les leaderships qu’elles peuvent occasionner peuvent mobiliser et produire de nouvelles ressources à condition de viser à l’amélioration de l’état social général et non une simple différenciation de la clientèle politique.


[1] Le mouvement citoyen des Aarouch, né suite aux évènements du Printemps noir de Kabylie de 2001, a été épuisé par le débat. Je ne crois pas que le mouvement citoyen actuel reproduira la même erreur.

[2] Il est en réalité journaliste, défend publiquement un point de vue qu’il assume personnellement (« moi je », ne cesse-t-il de répéter) que ses qualifications désignent comme scientifique. On peut ne pas isoler le cas de Djabelkhir et penser à ce qui arrive à Assoul et peut arriver à Tabbou.

[3] Les confréries religieuses n’ont pas d’autorité religieuse ni de statut politique reconnu. Elles ont juste été ressuscitées pour servir de nouvelle « clientèle » au pouvoir politique. Le «Cercle des Lumières pour la pensée libre» pourrait avoir l’ambition de profiter de la nouvelle conjoncture protestataire pour sortir les confréries d’un tel statut après avoir perdu leur « patron ».

Le combat politique doit être distingué du combat scientifique, même si le premier peut et doit prendre appui sur le second, car ils ne mettent pas en jeu les mêmes publics. Sans consensus scientifique, le débat scientifique ne pourra pas se transformer en débat politique. Le consensus n’est pas synonyme d’unanimisme, mais reconnaissance du pluralisme. Les marchés sur lesquels chacun pourra faire ses « courses », ses « marchés », sont alors établis.

[4] Mais a-t-il des pairs ? Le champ académique n’ayant pas construit son autonomie par rapport aux autres champs, il ne dispose pas de sa liberté, la liberté académique. Car la liberté académique est la liberté que reconnaissent aux académiciens les autres autorités militaires, financières et religieuses.

En fait, ce n’est pas la liberté académique qui est la préoccupation de l’initiative, ni la construction du champ autonome qui rend possible la fabrication de consensus scientifiques, mais l’appel à l’intervention « royale » reste la seule issue possible, la construction du champ autonome étant ni désirée ni autorisée.

[5] Qiao Liang et Wang Xiangsui. La guerre hors limites. Payot/Rivages. 2003. Unrestricted Warfare, Beijing: PLA Literature and Arts Publishing House, February 1999.  —
DERGUINI Arezki
Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif
ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.

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